C'est dans un Paris désert en ce dimanche matin que l'on chemine vers le Théâtre des Champs-Élysées pour y rejoindre les mélomanes qui, depuis plus de quarante ans, suivent fidèlement une série de concerts qui porte un nom sans ambiguïté. Les spectateurs se passent les mains au gel hydroalcoolique qui leur est tendu d'office, sésame pour entrer dans le TCE. Masqué, respectueux des gestes barrières, le public jouera moins du coude pour trouver un siège – le placement est démocratiquement libre – que pour se saluer avec humour. Sur qui tombe-t-on ? Jeanine Roze, créatrice et grande timonière des Concerts du dimanche matin. Ce n'est pas qu'elle soit ordinairement la générale de la brigade du rire dès qu'on aborde avec elle les problèmes d'intendance, mais elle se prépare sombrement à accuser le coup de la crise sanitaire : « Je ne m'occupe plus des choses sur lesquelles je n'ai aucune action. Je suis dans le rouge cette année. Je vais être contrainte de supprimer la moitié des récitals du soir de la prochaine saison. Et ce sont évidemment les jeunes interprètes qui vont subir ces annulations. » Espérons qu'elle ne sera pas contrainte d'en passer par là.
Et l'on peste évidemment contre le Premier ministre Jean Castex dont la réponse de pater familias autoritaire faite à la demande de la Ministre de la Culture Roselyne Bachelot de reculer le couvre-feu sur présentation du billet est un indicateur supplémentaire de ce que la musique classique et le théâtre relèvent du divertissement pour les politiques. Plutôt que faire comme ces mauvais parents qui punissent sur le mode « Je ne veux pas savoir qui a commencé ! », le Premier ministre aurait dû tout considérer plus finement la possibilité de reculer l'heure du confinement nocturne dans des cas précisément réglementés. Les musiciens et les théâtreux s'adapteront comme ils le pourront et le public suivra comme il le pourra lui aussi.
Place aux musiciens du jour. Leur programme est de ceux que l'on désespère un jour voir mis en œuvre à toute heure. Pour commencer l'alto aérien, au vibrato détendu, juste, agile de Lise Berthaud qui des Märchenbilder op. 113 de Schumann donne une interprétation gracieuse, mystérieuse, prenante justement parce que la musicienne dit tout sans rien appuyer, portée par le piano chantant et câlin d'Adam Laloum. Berthaud reviendra avec Lucile Richardot et Laloum pour les deux Gesänge op. 91 de Johannes Brahms et laissera la mezzo et le pianiste seuls pour deux lieder op. 43 du même compositeur. Passée une première phrase un peu caverneuse, la mezzo donne une admirable interprétation de ces chants, fusionnelle tant la voix semble parfois sortir de l'alto et l'alto de la voix, et toujours le piano chante sans guider et sans suivre pour autant, lui aussi éloquent sans volonté hégémonique. Magnifique.
Tout à l'heure, après le Concert de Chausson, Richardot reviendra pour la Chanson perpétuelle avec le Quatuor Strada et Laloum et de cette œuvre, l'avant-dernière du compositeur, la mezzo donnera une version en équilibre parfait entre l'art du chant qui sacrifie le mot et l'éloquence de la diseuse qui sacrifie la projection de la voix. Elle chante sans aucun apprêt, sans surjouer les mots de Charles Cros, tout au sens d'un texte qu'elle incarne jusqu'à cet ultime cri brisé, comme étouffé, qui récuse le beau pour la vérité de la douleur née de l'absence. Laloum et le Quatuor Strada sont à l'unisson : Pierre Fouchenneret au premier violon, Sarah Nemtanu au second, Lise Berthaud à l'alto et François Salque au violoncelle.
Il va être difficile de faire partager l'émotion suscitée par l'interprétation du Concert pour piano, violon et quatuor à cordes du compositeur français. Heureusement qu'il fait noir dans les salles de concert, car plus d'une fois on aura eu un moucheron dans l'œil. Pierre Fouchenneret n'est ni un Heldentenor du violon, ni un instrumentiste au jeu millimétré étranger à qui l'entoure, c'est un musicien au jeu exalté, frémissant, mais tenu, capable en une fraction de seconde de vous briser le cœur par un élan d'une intensité fulgurante qui n'écrase jamais les cordes et jamais les autres, qui insuffle à ses partenaires cette vision d'un autre monde qui les entraîne très loin et le public avec. Lui-même respire avec les autres qui l'inspirent, comme la présence du public les porte tous : magie du concert. Il y a des moments étreignants d'échanges amoureux entre violoncelle et alto, repris par Fouchenneret, comme par Sarah et Deborah Nemtanu. Et le piano de Laloum qui apparaît, disparaît comme par enchantement, mais est toujours là, jamais impérieux malgré une partie chargée ô combien, toujours à l'écoute et même pimpant dans l'attaque du finale. Les musiciens y atteindront, comme dans le premier mouvement, des sommets d'intensité rarement entendus dans cette œuvre qui n'en est pourtant pas avare. Ces musiciens s'aiment à n'en pas douter.