Œuvre peu représentée sur les planches des opéras, Le Viol de Lucrèce est une réécriture d’un épisode fort célèbre de l’histoire romaine : ou comment un nième crime de Tarquin le Superbe, roi étrusque de Rome, amena la population à se révolter contre cette autorité étrangère et à fonder, en 509 av. J.-C., la République romaine. Composé en 1946 par Benjamin Britten sur un livret de Ronald Duncan, qui s’inspire lui-même de l’œuvre éponyme d’André Obey (1931), l’opéra traduit une volonté d’engagement politique, social et religieux face au drame qui vient de se jouer durant la Seconde Guerre mondiale. Britten y questionne le public et rappelle le sacrifice du Christ, convoqué pour racheter le péché des hommes – tout comme Lucrèce. L’œuvre fait son entrée au répertoire du Capitole en cette fin de saison déjà bien riche, ce après un long report.

Le Viol de Lucrèce au Théâtre du Capitole
© Mirco Magliocca

Marius Stieghorst dirige le petit effectif orchestral, placé habilement à mi-fosse, avec dynamisme et une force certaine, soignant l'intelligibilité du texte et l’équilibre avec le plateau vocal. Ce travail musical va de pair avec la mise en scène d’Anne Delbée qui se veut légère, conservatrice mais efficace. Les costumes (Mine Vergez, Marie-Christine Franc) mélangent les époques : l’Antiquité romaine « kitsch » de la fin du VIe siècle av. J.-C. et la noirceur des uniformes de soldats de la Seconde Guerre mondiale. Les décors modulables restent peu ou prou les mêmes mais permettent d’incarner le port où les soldats menés par Tarquin viennent d’accoster, puis Rome et l’intérieur de la maison de Lucrèce. Une grande voile représentant un détail du suaire de Turin montrant le visage supposé du Christ viendra écraser la scène au deuxième acte alors qu’en fond une statue colossale blanche couchée renvoie à nouveau à l’Antiquité.

Marie-Laure Garnier (chœur féminin)
© Mirco Magliocca

Les voix de Cyrille Dubois et Marie-Laure Garnier (respectivement chœur masculin et féminin) jouent un rôle clef dans la progression du discours. Le ténor et la soprano sont sans doute les plus spectaculaires sur scène, travaillant les contrastes avec une gestuelle démoniaque et frénétique pour le premier et une stature plus stable et sereine pour la seconde, le tout allié d’inflexions vocales expressives, toujours bien synchronisées avec l’action. Agnieszka Rehlis livre une Lucrèce droite malgré l’horreur qui l’afflige dans sa robe noire, puis rouge, puis maculée de sang au petit matin. Sa voix chaude de mezzo incarne à merveille la stabilité des vertus de la matrone romaine face aux injustices, à la faiblesse et aux crimes des hommes. Elle reste d’ailleurs de marbre au contact de Duncan Rock qui incarne un Tarquin belliqueux et pédant, saillant de sa voix de baryton de riches envolées, mais redescendant avec aisance vers des nuances plus faibles lorsque le personnage est tourmenté par ses doutes.

Du côté des seconds rôles, Dominic Barberi ancre solidement de sa voix puissante un Collatin dépassé par les événements et victime des vices de ses camarades de fortune. Juliette Mars (Bianca) et Céline Laborie (Lucia) se complètent parfaitement et apportent à la fois légèreté et force au drame qui se joue grâce à leurs voix solides, et avec une gestuelle naïve bien mise en lumière par Jacopo Pantani.

Le Viol de Lucrèce au Théâtre du Capitole
© Mirco Magliocca

La beauté du plateau vocal et l’efficacité de la mise en scène produisent un opéra épique mais dont le message général reste confus. L’épilogue notamment, ajouté en fin de travail par Britten, paraît complètement artificiel : la mise en scène ne s'empare pas véritablement de cette section délicate, ce qui fait qu'on a bien du mal à saisir l’universalité du message chrétien voulu par le compositeur au sortir de la Seconde Guerre mondiale, d’autant plus que la comparaison de Lucrèce au Christ était explicitée dès le premier acte. Pourquoi par exemple Collatin, proche inattentif qui n’empêche pas le suicide de sa femme, se signe-t-il alors que rien n’est encore joué ? Malgré la forme de décontextualisation opérée par Britten dans ses références à l'Antiquité, l'opéra appartient lui-même à un contexte extrêmement particulier dont l’atmosphère semble se perdre en l'absence de relecture proposée par la mise en scène. Et l’espoir de voir naître de l'œuvre un nouvel humanisme, après celui de Britten en 1946, paraît finalement bien terne malgré toutes les qualités de cette production.

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