Les programmes de l'Ensemble intercontemporain se suivent et ne se ressemblent pas : ce vendredi, c'est avec un programme presque « classique » que l'ensemble est convié dans la grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie. Car si Ligeti est un compositeur dit « contemporain », il reste chez lui un attachement aux formes et un art dramatique ancrés dans un passé désormais révolu.

Jouer ses différents concertos est un défi technique comme musical. Sébastien Vichard, pianiste de l’EIC, attaque le plus long morceau de la soirée en ouverture du concert : le Concerto pour piano. L'œuvre est conséquente, avec une écriture très riche qui se déploie en variantes de motifs rythmiques sur cinq mouvements. L'orchestre de chambre est très impliqué ; impeccable comme toujours, la direction de Matthias Pintscher porte la pièce sans ciller malgré tout ce qu'elle traverse, avec la précision et la propreté des plus grands chefs d'ensemble – il est réellement redoutable d'exactitude, et son expressivité ne tombe jamais dans une vulgarité quelconque. Si les procédés d'écriture sont intéressants à découvrir au début, l'œuvre prend plaisir à tourner autour longtemps. C'est pourquoi le premier grand moment du concert en est le deuxième mouvement, « Lento e deserto », où l'œuvre se déploie dans un décor tout autre et où les instruments entrent par petites interventions. On y apprécie le meilleur Ligeti : jouant avec les timbres, ils les mélange et les transforme. Plaçant le basson dans des aigus qui ne lui ressemblent pas, le piccolo dans les médiums, il les change en des instruments autres et fascinants.

Pour relever ces challenges, encore faut-il être un technicien incroyable, et c'est le cas de chacune des personnes présentes ce soir. Le Hamburgisches Konzert pour cor est des plus compliqués, puisque le soliste le joue en partie avec un cor naturel, et que quatre autres l'accompagnent en se joignant à l'ensemble – des cors sans pistons, dont les notes sont produites uniquement avec la bouche et le souffle. Là, Ligeti se fascine des possibilités harmoniques qu'offrent cet ensemble : dès les premières tenues du concerto, il entraîne les cornistes à jouer avec les dissonances en introduisant des frottements délicats. Un « Praeludium » lent précède deux mouvements plus agités. Puis le « Solo », déclamé tel une cadence, voit le soliste Jens McManama se tourner lentement vers chaque partie du public, comme dans l'attente de l'écho naturel d'une montagne. On n’échappe pas à quelques couacs, toujours prévisibles avec le cor naturel, et les tempos choisis sont sans doute en-dessous de ceux pensés par Ligeti. Malgré tout, l'attention du public est très bien captée et l'atmosphère rendue comme il se doit.

En deux mouvements courts, le Concerto pour violoncelle est ensuite des plus captivants. Sa première note, un mi longuement tenu par le soliste Pierre Strauch, commence sans même qu'on l'entende, dans un pianissimo si extrême que le public n'est pas sûr que l'œuvre a réellement commencé. À la manière de Giacinto Scelsi, c'est autour de ce mi que la pièce tourne, explorant les différentes profondeurs de cette unique note. La harpe notamment se joint au violoncelle avec des trilles. On ne la remarque pas non plus au début, le son du violoncelle semble seulement s'amplifier ; puis on réalise que cet hybride a été créé malgré nous. La réalisation de ce petit piège auditif ne semble rien, et pourtant elle relève d'un savoir-faire immense quand il est fait avec tant de délicatesse. Le concerto passionnant se referme dans le même fragile silence immobile.

Le Concerto pour violon, enfin, pousse encore davantage dans l'inattendu : il y a quelque chose de très lyrique dans cette œuvre où l'orchestre est bien davantage fourni en musiciens. Si le thème du premier mouvement ne joue avec aucun autre système que les notes des cordes à vide, l'« Aria » du deuxième mouvement s'articule autour d'un mode de. Nostalgique, lyrique et vibré, l’ouvrage s’inspire clairement des autres compositions violonistiques romantiques et modernes, comme un vieil air que Ligeti aurait juste adapté pour le varier. Petit à petit un décalage se crée, comme une polytonalité, comme si la machine se défaisait progressivement. Les accords dissonants et violents se refont une place au fur et à mesure. Tout au long de l'œuvre, en passant par d'autres moments de délicatesse feinte, de silence comme pour ne pas se faire remarquer, la musique va se déchaîner jusqu'à la cadence finale de l'« Agitato molto » qui, pourtant, se finit sur quelques notes suspendues dans l'air. La violoniste Hae-Sun Kang est extrêmement solide, son son est très clair, bien que pas parfaitement propre ni très développé.

Le défi est bien relevé. Le perfectionnisme des musiciens prend parfois le dessus dans cette musique si expressive ; là où l’on pourrait attendre l’abandon ressort un sentiment de rigidité. Mais peu d'interprètes comprennent leur matériau et leurs œuvres aussi bien que les membres de l’Ensemble intercontemporain.

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