Les Quatre Chants paysans russes d'Igor Stravinsky sont passés comme une brise légère soufflée par les quatre cornistes du Philharmonique et par la Maîtrise de Radio France sur laquelle veille Sofi Jeannin. La cheffe l'a préparée pour ce concert que Mikko Franck dirige avec la souplesse et la précision qui libèrent la musique de ses attaches terrestres. Moment rafraîchissant qui nous entraîne dans le monde de la magie des chants populaires incantatoires des campagnes de la sainte Russie.

Le Concerto pour piano et orchestre n° 2 de Prokofiev qui suit remporte la palme de l'œuvre concertante la plus régulièrement massacrée par les cogneurs qui n'y voient que hordes barbares. Passons sous silence l'épreuve que furent tant de ses exécutions parisiennes depuis trois ou quatre décennies, pour relever le fait que Yuja Wang s'y est montrée d'une maîtrise impeccable, mais sans la grandeur épique de l'interprétation donnée par Nikolai Lugansky pour le concert d'ouverture de la saison musicale 2019-2020 de la formation symphonique maison.

Dès qu'il apparaît sur la scène de l'Auditorium de Radio France, le pianiste russe, en queue-de-pie impeccablement ajustée, impose une présence faite de noblesse et de simplicité. Lugansky s'inscrit naturellement dans le rituel du concert qui ne sacralise pas tant la musique qu'il crée les conditions de sa bonne réception par le public et, on l'oublie trop souvent, met en condition les musiciens qui vont devoir jouer sans filet. À l'unisson, pianiste, chef et orchestre créent immédiatement une atmosphère mystérieuse, délicate, immatérielle qui se mue en une fresque sonore et expressive grouillante, passant du rêve étale au tranchant grinçant d'accents martelés portés par une rythmique d'acier. Mais ce soir, l'acier est souple, rebondit selon la pulsation irrésistible d'une œuvre bien plus complexe que le schéma qui nous en est trop souvent montré. Ce soir, tous ce sont dit qu'il est inutile de nous « casser les oreilles pour que nous écoutions avec nos yeux », comme le demande Nietzsche dans Zarathoustra...

Du regard et de l'ouïe parlons-en : voir Lugansky aux prises avec la grande et terrifiante cadence du piano qui conclut le premier mouvement est une leçon qui remet à sa juste place la fascination pour l'individualité de l'interprète. L'individualité consciente s'efface ici pour renaître dans le geste-son d'un pianiste modelé dans la profondeur du clavier ; le propos du compositeur s'empare de l'esprit de l'interprète autant que le pianiste se confond avec la musique qu'il engendre. Lugansky prend tous les risques sans jamais les montrer – et sans jamais se tromper –, maîtrise l'impossible en donnant l'impression que deux pianistes sont devant le clavier. Son jeu reste intelligible dans l'inextricable des sonorités opposées, dans le martelé de la main gauche comme dans le ciselé des traits qui fusent en même temps à la main droite... Être si intelligent et raisonné tout en étant soumis aux exigences spirituelles et expressives d'une partition aussi emportée relève de cette transe qui voit le pianiste « s'oublier pour que l'œuvre se ressouvienne » selon le principe d'Yves Nat – ce qui ne veut pas dire qu'il abdique ses responsabilités.

Tout à l'écoute de cette longue cadence, l'orchestre et le chef entrent dans les pas du soliste et leur accord barbare n'est pas ce hiatus tonitruant trop souvent entendu mais une apothéose, une libération. L'admirable interprétation prend fin trois mouvements plus tard sous une ovation libératoire... En bis, Lugansky joue un Prélude en sol majeur de Rachmaninov, avec un art pianistique qui fait de cet artiste le petit-fils d'un Benno Moiseiwitsch, d'une Guiomar Novaes, d'un Josef Hofmann et le petit frère d'un Nelson Freire : la ligne mélodique flotte en apesanteur, lumineuse et nostalgique.

Après cela, retour sur terre. Même si La Demoiselle élue de Debussy est une belle œuvre qui sent déjà le Pelléas et Mélisande à venir, le compositeur n'y est pas l'alchimiste des harmonies et des couleurs qu'il sera bientôt. La maîtrise, l'orchestre et le chef sont parfaits dans la conduite des phrasés, les équilibres, les atmosphères. Mélody Louledjian et Emanuela Pascu sont d'excellentes musiciennes, mais cette soprano et cette mezzo n'ont ni la somptuosité vocale ni la prononciation nette attendues. Moment de détente et de virtuosité orchestrale, le Boléro met en joie, tant chef et musiciens s'y livrent avec malice à une démonstration orchestrale joyeuse. Se vérifie une fois encore que le tube de Ravel est inusable : toujours identique et jamais semblable. Ou l'inverse !

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