Jan Martens a nommé son spectacle d’une phrase du président chinois Xi Jinping à l’occasion des manifestations de Hong Kong en 2019 : « Any attempt will end in crushed bodies and shattered bones » – à traduire par « Toute tentative se terminera par des corps écrasés et des os brisés ». Avec ses dix-sept interprètes aux profils bien différents mêlant plusieurs générations et diverses nationalités, le chorégraphe étudie ainsi l’individu et le collectif face aux violences du monde actuel. Et propose sur la Scène nationale des Gémeaux un spectacle percutant, rythmé et bien construit qui ne peut laisser indifférent.
Sur la musique envoûtante et rythmée du Concerto pour clavecin et cordes de Henryk Górecki, les dix-sept danseurs en baskets ou pieds nus, en short ou robe trouée évoluent sur un plateau marqué par des scotchs blancs, très épuré. Le vocabulaire chorégraphique est précis, puissant, engagé et surtout singulier à chacun. L’un étend inlassablement ses bras en torsion à l’horizontale, une autre ferme les poings en rythme. Jan Martens semble attribuer à chaque personnalité sa gestuelle, tout en l’inscrivant dans une cohérence chorégraphique globale et originale : chaque danseur a des mouvements qui lui sont propres et qui reviennent régulièrement au cours du spectacle. Une grande puissance émane des bras qui se replient ou des tremblements rythmés des doigts qui trahissent l’anxiété ou l’étrangeté qui nous entoure. On y décèle une virtuosité de la rapidité, une obsession pour le travail des mains et même des doigts.
Chaque danseur a son rôle dans la performance. À l’image de la société, Jan Martens montre avec beaucoup de justesse les différences et complémentarités des corps. Une scène souligne leurs points communs et différences lorsque, tous en ligne, les danseurs concernés par une phrase lue se retournent face au public : « Je suis né au XXIe siècle » ; « je suis attiré par les hommes ». Le chorégraphe trouve dans cette scène très simple et touchante à témoigner de la diversité sous tous ses aspects.
Le travail de groupe est exceptionnel et on salue particulièrement la chorégraphie de la marche des danseurs. Pendant un long moment, simplement en marchant sur le même rythme, le groupe forme des lignes qui se croisent et se mêlent, puis crée une forme de croix mouvante qui se meut de manière quasiment automatique à la manière de produits qui défilent dans une chaîne de conditionnement. Outre l’effet esthétique et la performance technique remarquable, le chorégraphe cherche sans doute à questionner plusieurs phénomènes sociaux importants : le rapport d’un groupe face à la société de consommation et à la conformité prônée par les régimes autoritaires. La marche n'est pas choisie au hasard et réécrit également avec liberté les marches militaires où tous les corps sont exactement similaires.
La violence est évoquée dans le spectacle davantage par les mots que par les corps, qui sont énergiques et puissants mais jamais destructeurs. Des menaces de mort et de tortures atroces sont affichées en lettres blanches en fond de scène alors que les danseurs cessent de bouger et s’assoient. Si cette scène glaçante témoigne de la noirceur du monde sans artifice, le spectacle n’est pas pour autant dénué d’espoir ni de joie.
Les bonds en cercle des interprètes et leurs sourires lorsqu’ils reprennent leurs phrases chorégraphiques indépendantes mettent en scène une solidarité et une fraternité possibles. La scène finale est explosive, les danseurs en rouge (couleur symbolique de leur révolte), l’un en tutu, l'autre en robe, une autre en pantalon à froufrous, reprennent avec passion et exubérance leurs mouvements, comme une contestation joyeuse.