Deux ans après la disparition de Claudio Abbado, mais près d'un demi-siècle après leur premier triomphe parisien, Martha Argerich revient sur les lieux du crime ; elle va poser le fin mot d'une longue histoire. Le Concerto n° 3 de Prokofiev, dûment revisité pour l'occasion, y précédera une Symphonie n° 5 de Mahler brûlante de passion. Difficile de ne pas éclater en superlatif – sinon en larmes – après pareil saisissement.

Les performances de Martha Argerich ont été tant de fois commentées, glosées, jaugées sous toutes les toises, qu'on espérerait en vain trouver quelques qualificatifs inusités pour leur rendre un juste hommage. Dès lors, il ne s'agit pas tant ici de servir au lecteur l'habituel panégyrique, que de ménager pour lui quelques points qui lui auraient échappé.

La première partie de la soirée est consacrée au Troisième Concerto pour piano de Prokofiev, un choix qui fait écho au mythique concert donné à Paris par Argerich et Abbado avec l'Orchestre National de l'ORTF, le 12 novembre 1969, au Théâtre des Champs-Élysées. Si en 46 ans Martha a gardé toute sa précision et sa vitesse, elle a par-dessus tout gagné en circonspection. En subordonnant les pirouettes techniques aux thèmes principaux – elle s'y adonne comme à des badineries –, une hiérarchie se profile ; la partition gagne une intelligibilité rare.

Prenant acte de ses origines comme d'une formalité administrative, de nombreux commentateurs survolent l'épisode argentin pour retracer en priorité les faits d'arme européens : Varsovie, Moscou... C'est faire preuve de cécité, car ce semblant de détail apporte sans aucun doute une clé aux penchants les plus équivoques de la personnalité de Martha. Ce n'est probablement pas pour rien que, croyant décrire l'âme argentine, les mots de l'écrivain mexicain Carlos Fuentes « Véhémente, malicieuse, tendre et contradictoire » semblent inopinément caractériser l'insaisissable pianiste. De même que l'inspiration d'un Leoš Janáček trouve sa source dans la « musicalité » du tchèque, l'on retrouve de nombreux traits typiquement hispaniques dans les phrasés de Martha – et bien plus que dans sa langue parlée. Je citerais notamment cette manière de timbrer certaines notes isolées dans un flot de doubles-croches. Quoique, plus frappant, est ce goût de l'emphase sur la pénultième syllabe d'une phrase musicale, exactement comme en espagnol.

Parce que dans sa musique, elle dessine le contour d'un continent aux bords flous, baroque et exotique, exceptionnelle par sa liberté et son inventivité, Martha nous offre également le récit d'un pays, l'Argentine ; sa démesure, ses craintes, son rocambolesque salut. On serait surpris de constater à quel point les romans de Sabato, Borges ou Cortázar regorgent de personnages dont l'indépendance, le caractère et l'histoire rappellent ceux de la pianiste. Héroïne nervalienne, « fille du feu » rebelle et solitaire, Martha nourrit la trame musicale du remous de ses passions. Quoi qu'elle en dise, on l'imagine moins travaillant mains séparées que fumant une cigarette sur un banc du parc Lezama, à Buenos Aires. Les concerts ? Certainement moins un défi technique que psychologique. « Des gammes ? Ça je n'ai jamais fait. » répond-elle à la question d'un journaliste. Comme le dirait son camarade Mischa Maisky « Music depends of what you had for breakfeast » ; seulement voilà, cette contingence à de quoi la rendre folle. Pour elle, il s'agit, à chaque concert, de rassembler son être face à la détresse. Martha ne joue pas simplement de la musique, elle y trouve un puissant refuge. Reste que l'ardeur qui en résulte est proprement fascinante ; ce soir, l'Allegro ma non troppo final dressait littéralement les cheveux sur la tête. Ainsi, et malgré la présence de solistes et de chambristes de renom au sein de l'orchestre, la vedette est assez inévitablement chipée par la pianiste, du moins pour le début de la soirée.

La seconde partie est occupée par un monstre sacré, la Cinquième Symphonie de Mahler. Andris Nelsons saura-t-il galvaniser les musiciens décontractés du Lucerne Festival Orchestra, comme savait si bien le faire Abbado avant lui ? Ce soir, ils arrivent sur scène dans le désordre, en plaisantant, certains omettant leur partitions dans l'arrière-scène, après qu'on les eût rappelés à l'ordre comme des collégiens. Rappelons que cet ensemble n'est pas des plus typiques ; « L'Orchestre des amis », comme le surnommait Claudio Abbado, s'apparente à un regroupement de grands solistes et chambristes, parsemé d'éléments brillants des plus grands orchestres européens. Le pari n'est cependant pas gagné d'avance. Un soliste de premier plan ayant généralement une façon bien à lui de jouer sa partie, l'on se demande si le tout composera une salade que l'on pourra mélanger sans désastre. C'était sans doute là qu'intervenait la magie d'Abbado, celle d'un « italian dressing » miraculeux, donnant une cohérence à l'ensemble, pour le moins bariolé.

Comme la Symphonie n° 2 qui lui précède de neuf années, la Cinquième débute par une grande Marche Funèbre, sanglant monolithe sur lequel se greffent d’irascibles incontinences, gorgées de fatalisme. Puis c'est de longues plages de résignation, teintées de mélancolie, chantées par les violoncelles. L'énergie des musiciens de ce soir est historique. Andris Nelsons, que l’œuvre transporte de manière assez touchante, laisse libre cours à la spontanéité des musiciens. Sa battue est large et élastique, sans compter qu'il en vient facilement aux mains – il menace par moment d'en perdre sa baguette. Nelsons appartient manifestement à cette toute nouvelle génération de chefs, aux côtés de Kirill Petrenko et de Yannick Nézet-Séguin ; apôtres d'une très grande transparence émotive, presque impudique, ces derniers défendent une posture assez impensable il y a quelques dizaines d'année, au temps où régnaient en maîtres la noblaillerie et la superbe. Certains regretteront de trop nombreuses intempérances dans le petit thème de l'Adagietto, qui devrait tendre vers l'apesanteur ; et ce, malgré d'étonnantes couleurs pianissimo, servies par des vibratos délibérément minimaux. De nombreux spectateurs grimacent en reconnaissant dans le Rondo final, joyeux à l'excès, des lambeaux de thèmes provenant du magique Adagietto. On ne sait si Mahler était par moment en proie à une certaine autodérision ; toujours est-il, il coûte à l'auditeur de le voir parodier aussi trivialement la belle cathédrale qu'il vient à peine d'achever, sous nos yeux, dans le mouvement précédent.

Ceux qui ont entendu cette cinquième de Mahler et ce Prokofiev se souviendront longtemps de la manière dont l'émotion les a littéralement garrottés au siège, à plusieurs reprises, durant ce long concert ; nombreux ceux qui en pleurèrent d'émotion. L'on reste longtemps figés sous le charme de l'adolescente joueuse et loquace qui transparaît sous la chevelure argentée. Un très grand moment de musique et de camaraderie, qui n'est pas sans rappeler les rares témoignages qu'il nous reste des premiers festivals de Prades, où Pau Casals muni de sa petite ombrelle côtoyait Isaac Stern en bermuda.

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