Les occasions sont rares d’entendre les Wiener Philharmoniker à Paris : rien d’étonnant donc à ce que le Théâtre des Champs-Élysées soit plein pour accueillir le célèbre orchestre viennois – à une époque où le public ne se bouscule pourtant guère au concert. Il faut dire que le jeu en vaut la chandelle : ce soir, ce sera la jubilatoire Symphonie n° 9 de Chostakovitch, impeccablement exécutée, et la sentimentale Symphonie n° 6 de Dvořák, plus tendre que jamais sous la direction d'un chef régulièrement invité par la phalange autrichienne, Andris Nelsons.

Andris Nelsons
© Marco Borggreve

Le concert s’ouvre toutefois sur une pièce plus surprenante de la part d’un orchestre qui n’est pas vraiment coutumier du répertoire contemporain : le Märchen-Poem (Conte-poème) de Sofia Goubaïdoulina. À l’origine une musique d’accompagnement pour un conte radiodiffusé, il ne s’agit certes pas de la pièce la plus moderne de la compositrice, mais les musiciens parviennent à rendre à la perfection son côté féérique. Ils se jouent des mariages de timbres entre violons, flûtes et clarinettes comme des passages de témoin délicats entre instruments, ici parfaitement fluides. Même si l’on imaginerait volontiers un peu plus de rugosité dans les tuttis les plus animés – le texte raconte l’histoire d’un écolier qui vole une craie à l’école et l’use tout entière dans une frénésie de dessins – la palette de couleurs de l’orchestre demeure fascinante : les nappes de cordes étales qui invitent au rêve, le vibraphone très doux qui semble scintiller à l’arrière-plan… Tout concourt à transporter le spectateur dans l’atmosphère du conte.

La Symphonie n° 9 de Chostakovitch présente toutefois davantage de relief. Le début de l’Allegro initial surprend tout d’abord, car le tempo adopté n’est pas très allant, à tel point que le premier thème manque un peu de légèreté – et par là d’espièglerie. Mais très vite, la direction d’Andris Nelsons s’attache à créer des contrastes surprenants, malgré l’acoustique de la salle qui écrase largement les nuances : les coups de semonce des cuivres sont toujours inattendus, les interventions des bois ne manquent jamais de caractère, les solistes adoptant volontairement un timbre presque strident pour mieux souligner l’ironie de la partition. Dans les mouvements lents, la gestuelle de Nelsons se fait plus minimaliste : laissant aux bois davantage d’initiative, le chef se place en retrait pour leur permettre de donner à chaque intervention une couleur personnelle ; et se contente de donner des impulsions globales. Le solo de clarinette qui ouvre le Moderato prend ici la forme d’une longue méditation ; le long solo de basson du Largo, d’une grande spontanéité, est extrêmement émouvant. Mais c’est bien dans les tuttis explosifs du Presto et du finale que l’on admire le plus l’orchestre : l’incroyable homogénéité des cordes permet des montées en puissance très efficaces, la netteté parfaite des attaques donne aux ultimes fortissimos un caractère on ne peut plus percussif. Une belle réussite dans une salle qui n’est pas tendre avec ce répertoire…

Si le chef semblait chercher l’agressivité avant tout chez Chostakovitch, il explore chez Dvořák mille nuances de tendresse. Conservant toujours une pulsation souple, un tempo mouvant, il soigne dans l’Allegro non tanto des attaques en forme de consonnes, sans pour autant oublier de veiller à la rondeur du son, toujours impeccable – chez les cordes, même dans les motifs d’accompagnement piqués, comme chez les bois, qui se fondent impeccablement dans le son global de l’orchestre. Les sections pianissimos très douces font d’autant mieux ressortir les tuttis rutilants dans lesquels la brillance des cuivres peut s’exprimer. Dans le Scherzo, un travail similaire sur les attaques et les appuis permet de souligner le rythme sautillant, mais aussi les dissonances plus audacieuses de la partition ; là où dans le finale, cette attention portée aux impulsions permet surtout d’éviter la lourdeur dans les traits de cordes et de relancer la phrase dans des fortissimos généreux, jamais pesants.

Mais le charme incomparable de cette symphonie vient surtout du magnifique Adagio : la direction de Nelsons permet des phrasés toujours fluides, qui prennent la forme d’un mouvement de flux et de reflux incroyablement naturel. Les thèmes des cordes au son moelleux, les interventions des bois qui ressemblent à autant de petits chorals solennels paraissent dialoguer amicalement ; les contrastes sont soulignés sans jamais altérer la cohérence de l’ensemble. Une leçon d’orchestre donc, qui suscite les vivats du public. En bis, les spectateurs ravis auront droit à un supplément de tendresse avec une délicieuse valse viennoise. Quand on aime, on ne compte pas !

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