Par Teutatès, c’est une belle Norma que programme l’Opéra de Rouen Haute Normandie pour l’ouverture de sa saison lyrique. Lorsque se lève le rideau sur un tableau mystérieux et brumeux, la lumière raffinée de Laurent Castaingt n’est qu’à ses premiers feux : aux côtés d’une distribution vocale féminine très séduisante, elle sera l’un des ingrédients majeurs du charme que dégage la production, tout comme la finesse de la baguette de Fabrizio Maria Carminati. Plus intéressante que celle du Don Giovanni de 2016, la dernière mise en scène de Frédéric Roels en tant que chef de la maison rencontre toutefois quelques limites dans son ambition.

C’est un dispositif unique qui occupe la scène, sorte de hangar désaffecté sur échafaudages, au toit troué comme un cratère, utilisé soit en piste de danse, soit en écran de projection. Car, voilà l’idée de la mise en scène, le lyrisme particulier de l’œuvre nécessiterait des extrapolations, des discours secondaires qui complètent les grands airs dont est riche la composition bellinienne, à l’action si restreinte. On peut entendre cette lecture, mais en pratique, elle ne paraît pas totalement aboutie. Si la compagnie Beau Geste dessine de saisissants duos et trios qui ondulent de façon tantôt poétique, tantôt tribale grâce à la chorégraphie de Dominique Boivin, on ne peut s’empêcher de regretter que l’œil nous fasse abandonner Norma et Adalgisa. C’est vers elles que nous attire en effet l’oreille, vers ces figures qui, comme à d’autres moments le chœur, se trouvent condamnées à un relatif statisme, parce que la forêt gauloise d’échafaudages (habilement utilisés pour le futur bûcher, en revanche) les enferme plus qu’elle ne libère les grands airs. Et, sincèrement, est-ce que la particulière absence d’action de Tristan und Isolde a jamais empêché ses grandes mises en scène d’inventer du mouvement ou d’ouvrir des perspectives interprétatives ? Ici, on a l’impression que les ajouts novateurs parasitent par moments plus l’œuvre qu’ils ne la servent. La vidéo enrichit la scénographie de quelques paysages enchanteurs, il est vrai, mais assez souvent, elle s’encombre d’une paradoxale pauvreté, qui peut la cantonner à la fonction de décor ou à la banalité. Montrer, par exemple, lors de la tentation infanticide de Norma, les deux charmants bambins en gros plan sur l’écran, alors qu’ils occupent déjà le premier plan de la scène, est d’une lourde et ennuyeuse redondance. Fidèles à la vision d’un monde gaulois en crise, quant à eux, les costumes montrent une claire opposition entre la force des prêtresses et la déliquescence du bas peuple, mais on ne peut pas vraiment dire que l’habillement des chœurs soit particulièrement seyant, étrange mixte de tissus à carreaux et loques diverses, qui fait apparaître le peuple gaulois comme un croisement de bûcherons nord-américains, de babas cools et de Sauvageons de Game of Thrones.

Mais, fort heureusement, ce peuple bizarrement attifé a des choses à dire : la vigueur du soulèvement gaulois est incarnée avec inspiration par les troupes de Christophe Grapperon. On doit ainsi aux chœurs des moments magiques, délicats et très nuancés, qui produisent du chuchotement au cri, en passant par l’hymne religieux. Si éventuellement cet ensemble de chanteurs lyriques extrêmement solides et enthousiastes se détournait un peu plus de l’individuel (notamment les ténors) pour davantage sculpter des sons collectifs, on serait absolument comblé, mais peut-être est-ce là une question de goût dans l’esthétique vocale.

Quant aux solistes, la distribution confirme tout à fait l’idée d’une Gaule marquée par le matriarcat : vraiment exquis sont les duos entre Diana Axentii (Norma) et Ludivine Gombert (Adalgisa), dont les timbres complémentaires s’accommodent bien d’un retour aux sources. À la première, originellement mezzo-soprano, échoit un rôle titre qu’elle remplit avec maestria et dans de chatoyantes couleurs. Révélant des récitatifs puissants par le poids de sa voix, elle épouse aussitôt, dans Casta diva, une délicate pureté qui fait instantanément oublier la Callas. Revêche et furieuse, elle dévoile aussi des aigus lumineux et un timbre finalement à classer dans les sopranos dramatiques. Ludivine Gombert rayonne pour sa part grâce à une tessiture plus lyrique, dont les scintillements font resplendir ses soli, tout comme ils s’enlacent avec bonheur aux vocalises de sa collègue : ces deux-là ont tout compris au plaisir, à la connivence et à la complicité qu’offre un duo de solistes bien préparé. Du côté des hommes, le druide Oroveso (la basse polonaise Wojtek Smilek) impose par sa voix hiératique l’autorité aux Gaulois, tandis que le timbre de Kevin Amiel en Flavius, très central, gagnera certainement à se détendre et à libérer des résonateurs plus amples. Lorenzo Decaro en Pollione, pour sa part, est un vrai paradoxe. Sa deuxième partie, honorable, et sa présence scénique expérimentée font finalement oublier une entrée en matière calamiteuse, si bien qu’on comprendra cette dernière plutôt comme un accident éphémère.

Que du plaisir en revanche du côté de l’orchestre, guidé sûrement par l’expertise de Fabrizio Maria Carminati, qui marque bien le contraste entre poésie religieuse et solennelle d’un côté et sursauts militaires de l’autre, dégageant la place qui convient aux excellents solistes à la harpe, à la flûte ou au violoncelle. Norma sera Normande encore jusqu’au 7 octobre.

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