Créé en 1965 par Roland Petit, le ballet Notre-Dame de Paris n’avait pas été dansé à l'Opéra de Paris depuis l’hommage au chorégraphe en 2021, dix ans après son décès. Dans cette fresque chatoyante, illuminée par des costumes qu’Yves Saint Laurent voulait « colorés comme les vitraux d’une cathédrale » et rythmée par le charivari percussif de la partition géniale de Maurice Jarre, Roland Petit met en scène une version resserrée du roman hugolien. Dans cette intrigue, la foule joue un rôle à part entière, aux côtés des quatre autres personnages que sont Quasimodo, Esmeralda, l’archidiacre Frollo et le capitaine Phœbus. Roland Petit fait aussi brillamment entendre au travers de cette tragédie médiévale le message principal du roman et l’engagement d’une vie de son auteur : le combat pour l’abolition de la peine de mort, tout autant pertinent en 1830 que dans les années 1960.
Le premier acte s’ouvre sur une foule enfiévrée, qui descend du parvis de Notre-Dame de Paris en faisant frémir ses mains sur les grelots trépidants d’une percussion. Un chœur gonfle depuis la fosse. Les yeux grimés, le sourire figé, cette foule grimaçante vibre à la cadence endiablée de la musique de Maurice Jarre, faite de claquements et de mesures cassées. Les pieds et les mains frappent le sol, les corps bondissent dans des sauts ouverts, prennent des poses de crapauds, font des pieds-de-nez et des grimaces. C’est cette foule grouillante et inarrêtable, dont le rythme entraine tout sur son passage, qui accompagne tous les tableaux du ballet – rampant dans des catacombes rougeoyantes, ou enchevêtrée au pied du gibet d’Esmeralda. En ce soir de première, le corps de ballet offre des tableaux d’ensemble un peu variables : impeccables dans les tableaux d’ouverture et le deuxième acte, mais malheureusement plus imparfaits lors de la scène si exigeante de la cour des Miracles.

Révélé dans l’ambiance goguenarde de la fête des Fous, le personnage bossu de Quasimodo est d’une grâce touchante, merveilleusement imaginée par Roland Petit. Ses mouvements tournoient et s’élèvent, avant de se briser dans des saccades tremblotantes. Grimaçant jusque dans le regard, émouvant de grâce, mais aussi incroyablement puissant, le danseur étoile Hugo Marchand est un Quasimodo captivant, qui prend toute la lumière lors de ses variations et accompagne Esmeralda dans des portés magnifiques et maîtrisés.
À travers des équilibres suspendus, des tours arabesques suaves, de périlleux glissés sur pointes, la chorégraphie du rôle d’Esmeralda déploie tout un travail de séduction du haut du corps, qui passe par des jeux d’épaules et des cambrés charmeurs. Amandine Albisson se coule dans ce rôle avec un charme naturel et une apparente simplicité – voire parfois trop de prudence, avec des tours et glissés souvent pris sans trop de risques. Le pas de deux avec Hugo Marchand au deuxième acte est un moment de grâce particulièrement savoureux, porté par un leitmotiv musical flûté et doux, achevé par une berceuse.
Le Phœbus de Roland Petit est un personnage fat et libidineux : il entre en scène vêtu d’une culotte de cuir noir, qu’il fait tourner par de langoureux mouvements de bassin. Dans ce rôle, Antonio Conforti campe un parfait bellâtre blond gominé, à l’interprétation orgueilleuse et transpirante de sexe. Sa danse est en revanche un peu moins marquante sur le plan technique que celle des autres solistes, notamment dans sa variation de sauts, un peu essoufflée et plus ramassée en bout de course.
Quant à Frollo, Roland Petit le dépeint en démon noir au visage fermé, habité d’une passion dévorante qui fait de lui un pantin gesticulant à la chorégraphie à la fois sèche et jaillissante, plutôt qu’un homme. Ses sauts sont aussi élevés que contenus, nerveux, pris sans aucun élan, comme les symptômes explosifs d’une colère rentrée. Pablo Legasa excelle dans ce rôle, silencieux et vif comme un chat dans la scène où Frollo se glisse nuitamment aux côtés des amants Esmeralda et Phœbus pour épier leurs ébats en bondissant autour d’eux avec jalousie. Cette prise de rôle marquante, saluée du public, traduit fidèlement l’esprit du ballet de Roland Petit, marqué par des personnages manichéens, dont ce Frollo grimé de noir – telle la foule de tortionnaires à laquelle il appartient.

