Au moment de découvrir à l'Opéra-Comique Picture a day like this, le dernier ouvrage lyrique de George Benjamin créé à Aix-en-Provence à l’été 2023, plusieurs souvenirs nous assaillent : le choc intact de la création de Written on skin du même auteur dans cette même ville en 2012 et, dix ans après, Marianne Crebassa chantant pour la première fois les Sea Pictures d’Elgar à Montpellier. La chanteuse biterroise s'était alors déjà formidablement appropriée les subtilités, les couleurs, les tournures, les accents de la langue de Shakespeare, montrant qu'elle n'avait rien à envier à ses consœurs anglaises dans leur répertoire, et que Benjamin ferait bien de lui confier le grand rôle de son prochain opéra…

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Picture a day like this à l'Opéra-Comique
© S. Brion

Le rideau s'ouvre sur un décor de murs-miroirs en carré, une bande blanche au sol qui plus tard fonctionnera comme un tapis roulant. On ne voit pas la fosse, pas un son n'en sort, tandis que pénètrent sur scène, à peine éclairés, deux hommes et deux femmes en trench-coats sombres. Le silence est pesant et installe cette tension, cette attention, qui tiendront le spectateur en haleine durant plus d'une heure.

Les quatre personnages s'écartent lorsqu'arrive du fond de la scène une femme, la Femme. Seule elle lance la plainte de sa douleur – dans un mode plutôt never explain, never complain qu'expressionniste ou révolté. Son enfant est mort mais elle peut lui redonner vie si elle rencontre une personne heureuse et obtient « un bouton de la manche de son vêtement ». Emplie de ce fol espoir, elle rencontre tour à tour un couple de jeunes amants amoureux, puis un artisan à la retraite (couvert de boutons multicolores et de toutes sortes) qui semble perdre la raison, enfin une compositrice et son assistant trop préoccupés par leur activité pour céder aux instances de le jeune mère. Alors la Femme crie sa colère, jusqu'à ce qu'elle rencontre un Collectionneur d'objets d'art, qui lui promet de l'aider et lui ouvre la porte d'un jardin féerique. La Femme trouve enfin la paix avec Zabelle, son double optimiste qui l'immerge dans l'efflorescence de ce jardin et l'invite à regarder la vie sous un autre jour.

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Picture a day like this à l'Opéra-Comique
© S. Brion

Cette sorte de conte philosophique oriental signé du librettiste Martin Crimp trouve dans la mise en scène et les lumières de Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma une traduction immédiatement sensible. Chaque tableau bénéficie d’un traitement spécifique d’une sobriété élégante, le personnage principal de la Femme demeurant en toutes circonstances hiératique, les émotions les plus extrêmes ne passant que par les seules expressions de la voix et du visage. Lorsque qu’après la nudité de la douleur réapparaît une perspective de bonheur, c’est toute la scène qui se transforme en jardin tropical foisonnant.

C'est le compositeur lui-même qui dirige l'Orchestre Philharmonique de Radio France dans la fosse de la Salle Favart. L'effectif est réduit, et fait penser aux derniers ouvrages de Britten dans une économie de moyens qui ne fait que renforcer le pouvoir émotionnel d'une musique d'un raffinement inouï. La seule réserve qu'on puisse émettre, par rapport au souvenir qu'on a notamment de Written on skin, c'est l'ascétisme d'un langage orchestral qu'on a connu plus sensuel. Mais dès que les voix surgissent, on est saisi par la puissance de l'écriture. 

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Picture a day like this à l'Opéra-Comique
© S. Brion

Évidemment Marianne Crebassa est cette Femme universelle, qu'elle investit d'abord d'une voix dont la tessiture semble s'être élargie en même temps que le timbre s'est enrichi d'ombres et d'éclairs bouleversants. On ne peut qu'admirer le parcours de cette interprète qui, à une carrière toute tracée de festival en festival, a préféré des choix exigeants qui lui valent une reconnaissance unanime tant du public que de ses pairs.

Les quatre autres chanteurs sont, comme Marianne Crebassa, ceux de la création aixoise. Beate Mordal compose deux des personnages : d'abord l'amoureuse exubérante, à la limite de la crise de nerfs, d'un soprano vif-argent, piquant comme une soubrette d'opérette viennoise, puis d'une densité inattendue en compositrice imbue d'elle-même. Son partenaire, d'abord comme lover expansif puis comme assistant soumis de la compositrice, est l'extraordinaire contre-ténor Cameron Shahbazi.

Marianne Crebassa dans <i>Picture a day like this</i> à l'Opéra-Comique &copy; S. Brion
Marianne Crebassa dans Picture a day like this à l'Opéra-Comique
© S. Brion

Le double rôle de l'artisan couvert de boutons puis du collectionneur est tenu par le baryton John Brancy qui nous fait plus d'une fois penser à Robert Tear. Enfin la consolatrice est idéalement incarnée par Anna Prohaska dont la voix se marie à merveille avec celle de Marianne Crebassa, lors d'un dernier tableau en forme de happy end à plus d'un titre. 

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