C’est auréolé d’une expertise nouvelle sur la règle cistercienne, acquise après une visite guidée du site, qu’on retrouve le cloître de l’abbaye de Silvacane pour l’ultime concert du Festival de Quatuors du Luberon. On ne les avait pas vues la veille : trois petites chouettes sont sculptées à la base de la croisée d’ogives, dans l’angle au-dessus du piano. À l’unisson d’un public très attentif, elles vont assister à la performance musicale de haut vol du Quatuor Hernani, dont les musiciennes s'apprêtent à enchaîner sportivement les trois œuvres au programme sans entracte, à la manière des marathons lyriques auxquels ces quatre musiciennes de l'Orchestre de l'Opéra national de Paris sont habituées.

On reprend la musique là où on l’avait laissée hier, avec Schumann et son Troisième Quatuor à cordes. D’emblée, on fait connaissance avec l’identité sonore des Hernani : avec un jeu très dans la corde, les artistes livrent un son fourni et vibré. Toutes ont la même densité de son, le même vibrato, le même détaché… L’unité de l’ensemble est proprement bluffant ! Cette personnalité annonce un Brahms merveilleux mais semble un peu lourde dans Schumann. On aurait aimé un détaché plus aérien et une ligne plus fine, en particulier dans le premier mouvement.
Comme pour contredire ce constat, les archets respirent davantage dans les rythmes chaloupés qui ouvrent le deuxième mouvement. Les variations qui suivent retrouvent la patte sonore brahmsienne avant l’heure des interprètes, tendant même presque vers un Tchaïkovski façon Sérénade pour cordes dans la quatrième variation. Emmené par la ligne de chant très expressive de Lise Martel au premier violon, l’ensemble présente une large palette de nuances dans le troisième mouvement, toujours avec une esthétique sonore ronde et belle. En conclusion de l'ouvrage, les quatre musiciennes découpent un détaché particulièrement précis totalement en accord avec cette danse traditionnelle jubilatoire qu’est le finale.
Quel contraste avec l’ambiance du Langsamer Satz de Webern ! Le public se retrouve plongé dans une lamentation nostalgique dont les quelques agitations retombent toujours vers le regret du passé. Le style Hernani se fond dans la pièce à la perfection. On retrouve l’homogénéité de l’ensemble notamment dans les moments demandant une synchronisation minutieuse, comme cette gamme en trémolos qui descend tout le quatuor du violon au violoncelle pour aboutir à un moment de recueillement avec sourdines.
De la même manière que l’abbaye de Silvacane a subi diverses transformations architecturales au cours du temps, le Quintette pour piano et cordes op. 34 de Brahms a vécu bon nombre de révisions. D’abord imaginée pour quintette à cordes, puis comme partition pour deux pianos avant de nous parvenir sous sa dernière forme, l’œuvre a évolué au gré des avis de Clara Schumann et Joseph Joachim, figures tutélaires de cette 49e édition du Festival.
Le Quatuor Hernani est taillé pour cette page : constant dans les qualités montrées jusqu’ici, il en livre une version exemplaire de cohésion, de direction et de style. Guillaume Sigier complète le tableau au clavier de manière raffinée. Loin d’un piano stéréotypé massif et statique, il propose un jeu de velours très lisible dont le legato est au service des vagues brahmsiennes, à l’image de fins de phrases tout en amortie, à faire rougir Roger Federer. Jamais noyé de pédale et dans une esthétique feutrée qui laisse sa place au silence, l’instrument sonne presque comme un vieil Érard de l’époque dans le deuxième mouvement. Avec tant de qualités de chaque côté, c’est de manière naturelle que les cinq musiciens forment un nouvel ensemble homogène idéal, dont on peut suivre chaque partie avec bonheur.
Après un climat mystérieux très réussi avec un changement de vibrato surprenant mais parfaitement juste le temps de l'introduction Poco sustenuto du finale, le concert se termine dans une véritable célébration pyrotechnique. On attend maintenant le « feu d’artifice » de la symbolique 50e édition du Festival de Quatuors du Luberon, l’année prochaine, selon les mots même de la présidente de l’événement, qui faisait ses preuves ce soir avec une autre casquette... en tant que tourneuse de page improvisée !
Le voyage de Pierre a été pris en charge par le Festival de Quatuors du Luberon.