Quelle merveille cette Grange au Lac ! En entrant dans cette simple grange posée dans une forêt de mélèzes, on découvre un grand monstre au-dessus de nos têtes : les immenses écailles de la conque acoustique. Le bois clair des pins et des cèdres rouges, les bouleaux qui entourent la scène forment un écrin où ont élu domicile les immanquables Rencontres Musicales d’Évian, où se succèdent interprètes et phalanges de tout premier plan depuis 1976. Si les bouleaux poussent par trois dans les forêts européennes et russes, les Modigliani poussent par quatre sur toutes les plus grandes scènes du monde. Depuis maintenant plus de 20 ans, le Quatuor Modigliani a su maintenir une exigence qui l’érige au firmament des meilleurs quatuors. Ils sont d’ailleurs ici comme chez eux, ayant assuré la direction artistique des Rencontres Musicales d’Évian de 2014 à 2021.

Au centre d’un programme ouvert par les Trois Pièces pour quatuor à cordes de Stravinsky et fermé par le Quintette de Chostakovitch en compagnie de Beatrice Rana trône un monument, le Quatuor op. 59 n° 1 de Beethoven. Les Modigliani proposent une sorte de synthèse entre l’engagement absolu et les possibilités techniques mirifiques des Arod et le fini instrumental (parfois surjoué) des Ébène. Une synthèse permise par une respiration et une écoute communes ainsi que des moyens individuels qui semblent infinis. Ceux-ci sont cependant tenus fermement, presque réfrénés au profit de la recherche de texture, de la cohérence du son.
L’art de ce quatuor trouve donc un terreau fertile pour s’exprimer dans l’Adagio du quatuor de Beethoven, où ils donnent l’impression que chaque instrument se fond dans l’autre, que chaque instrumentiste va chercher la nuance pour souligner, se poser sur le son du voisin ou se placer simplement au-dessus. Un sommet d'intégration des voix, d’élégance, de raffinement et de recherche sonore. Et par chance, double dose de cet Adagio fabuleux ! Lorsque Laurent Marfaing casse une corde, Amaury Coeytaux prend la parole : « les instruments sont aussi sous le coup de l’émotion ». Les Modigliani ont donc la bonne idée de reprendre le mouvement en entier, pour notre plus grand bonheur.
Les mouvements extrêmes sont maîtrisés, magnifiques. Est-ce un peu scolaire, un peu lisse ? Peut-être ! Mais face à la (superbe) inflation virtuose et expressive des quatuors émergents (les Dover, les Oistrakh, les Arod, les Hanson…), il est bon de retrouver un Beethoven plein de générosité et de bonhomie, qui n’existe pas par un engagement total mais par son humanité, sa simplicité apparente.
Chostakovitch n’est pas le cœur de répertoire des Modigliani, et pourtant les possibilités semblent grandes ! S’il y a bien un compositeur souvent desservi par un excès d’engagement, c’est bien Chostakovitch, soit par une violence artificielle à laquelle il semble dur de croire, soit par une tentative de jouer l’oppression, le grinçant, au risque de surjouer le malaise. Les Modigliani sont parfaitement soutenus par Beatrice Rana et toute la noblesse de son ouverture, par l'immédiateté de ton et de son qu’elle obtient dans le début de finale et ses qualités de projection.
Pas question d’avoir du grinçant lorsque les textures peuvent être simplement belles, pas question non plus de transformer Chostakovitch en musique romantique, il faut trouver la bonne distance. Elle est trouvée dans les climax de la fugue et de l’Intermezzo qui arrivent tous les deux à une belle intensité, servie par la cohérence totale des archets emmenés par Amaury Coeytaux et la densité du piano de Beatrice Rana. On passe un peu à côté de la grande tension de la fin de l'Adagio. Mais il faut probablement des Borodine au sommet pour atteindre cette voix blanche, cette sauvagerie sous-jacente pleine d’ambivalence et de fragilité. La plus grande difficulté est de ne rien transmettre d’évident ici, de concret. C’est tout le contraire dans le Scherzo qui suit, magnifiquement interprété, fêtant ce qu’il y a à fêter sans arrière-pensée satirique. Pas de corde cassée cette fois-ci, mais un retour de ce Scherzo en bis, toujours pour notre plus grand bonheur !
Le voyage de Rémi a été pris en charge par les Rencontres Musicales d'Évian.