Le fondateur des fameux Ballets russes Serge Diaghilev aurait-il pu commander Karawane d’Esa-Pekka Salonen, tout comme il fut à l’origine de la création de Daphnis et Chloé de Ravel un siècle plus tôt ? La composition du chef finlandais s’inspire du poème dadaïste éponyme d’Hugo Ball écrit en 1917. Son audacieuse modernité pour l’époque, avec une langue inventée, aurait sans doute attiré l’œil et l’oreille de l’aventureux imprésario. Mettre ces deux œuvres en relief semble donc pertinent, d’autant que Karawane – dont c’est ce soir la création française – recèle un bon nombre d’inspirations ravéliennes.

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Esa-Pekka Salonen
© Patrick Swirc

Dans la grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie, la pièce de Salonen commence par un chuchotement, celui du Chœur de l’Orchestre de Paris (préparé pour cette première partie du concert par Ingrid Roose) qui impressionne par son homogénéité et sa parfaite mise en place. Les chanteurs soufflent du bout des lèvres les vers de Ball, avant qu’un accord à l’orchestre ne vienne subitement nettoyer ce brouhaha et enchaîner sur une section plus féérique. Ravel n'aurait pas renié ce qualificatif que Salonen s’emploie à illustrer avec une orchestration légère et transparente (célesta, cordes translucides, solos de violoncelle, piccolo et hautbois aux lignes ondoyantes…). Le traitement du chœur, qui clame par endroit le poème sur des voyelles tenues semble évoquer quelques nymphes bienfaisantes, ce qui n’est pas non plus sans rappeler les passages les plus chatoyants de Daphnis.

Mais le Salonen compositeur montre vite qu’il possède bien d’autres outils musicaux dans sa besace : ici se font entendre des motifs répétés fondus dans un savant contrepoint quasi minimaliste, plus loin la batterie et le piano impriment pendant un long moment le tempo, le tout constituant une machine orchestrale particulièrement bien rodée. Salonen n’est certes pas le représentant de la plus audacieuse avant-garde musicale, mais la finesse de l’interprétation, précise et charpentée, compense largement une écriture par endroit peu aventureuse.

Le Salonen interprète se révèle tout aussi inspiré pour la suite du programme. C’est le ballet intégral qui est joué ce soir, ce qui donne l’occasion de profiter pleinement du somptueux Orchestre de Paris sur la petite heure que dure Daphnis et Chloé, toujours accompagné par le Chœur (cette fois-ci préparé par Marc Korovitch). Le maestro propose une vision très bien construite et à l’architecture droite, avec sa gestuelle si particulière, en hauteur mais avec une battue toujours nette. Cela lui permet d’obtenir une minutieuse gestion des ralentis sensuels, une subtile maîtrise des nuances (les premières mesures affichent des pianissimos imperceptibles tandis qu'il n’hésite pas à lâcher les chevaux dans une Danse générale ébouriffante), des transitions fluides et une superposition adroite des plans sonores, où chaque thème reste identifiable malgré la complexité polyphonique et les tuttis fournis.

Le contrôle presque analytique qu’opère Salonen n’appelle pourtant pas une interprétation cadenassée, et les musiciens de l’orchestre ne semblent pas bridés par le chef. Il suffit d’écouter l’inénarrable Vincent Lucas à la flûte, on ne peut plus libre et au phrasé langoureux dans le solo fleuve du Lever du jour qui ouvre le Troisième Tableau. Mais c’est bien tout l’Orchestre de Paris qui se rassemble comme un seul homme derrière le magnétique compositeur-interprète qu'est Esa-Pekka Salonen : espérons que la deuxième série qu’il dirigera cette semaine sera du même acabit !

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