Quelle surprenante idée en 1867 que de construire tout un opéra-comique autour de Robinson Crusoé seul (ou presque) sur son île ! Beckett était encore loin d’avoir peuplé le théâtre de ses Vladimir, Estragon et autres Winnie, faiseurs de solitude et d’attente existentielle. Mais il en fallait plus pour décourager Offenbach et ses librettistes qui ont rajouté à la base une histoire d’amour contrariée et tout un (long) premier acte en Angleterre qui pose ainsi le cadre familial du héros. L’opéra-comique qui en découle, et qui est ressuscité ici au Théâtre des Champs-Élysées, se révèle comme un jalon essentiel dans l’œuvre d’Offenbach, opérette se rêvant opéra, en route vers Les Contes d’Hoffmann.

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Robinson Crusoé au Théâtre des Champs-Élysées
© Vincent Pontet

À la tête de ses Musiciens du Louvre, Marc Minkowski fait tout pour rendre le plus bel hommage à son petit Mozart des Champs-Élysées qu’il connait et, on le voit, apprécie tant. Il sculpte chacun des événements musicaux comme autant de précieuses trouvailles et inventions, emportant le tout parfois à toute berzingue, toujours précis, mais aussi élégiaque quand il faut rêver.

Dès la première ouverture, c’est un solo de cor qui nous appelle, jusqu’à son trille rieur annonçant la commedia qui habitera tout l’acte I. L’acte II, féerique, coloré notamment d’un solo de violoncelle, démarre avec une « symphonie de la mer » pré-impressionniste, pour un acte toujours à fleur de romance très premier degré. Mais l’opérette n’est jamais loin, jusqu’à l’inégalable « La mort approche / Mais bravons-là / La même broche / Nous unira ! » où Toby et Suzanne, partis à la recherche de Robinson, chantent leur désespoir, pris au piège des cannibales. Le dernier acte tire en longueur par excès de patriotisme et d’imbroglios, révélant a posteriori les disparités de l’œuvre.

<i>Robinson Crusoé</i> au Théâtre des Champs-Élysées &copy; Vincent Pontet
Robinson Crusoé au Théâtre des Champs-Élysées
© Vincent Pontet

C’est qu’entre deux moments où l’on touche du doigt au chef-d’œuvre méconnu, nous traversons aussi quelques zones d’ennui face à une histoire laborieuse, comme ce long développement autour de Vendredi à l’acte III où la joyeuse bande cherche à lui apprendre ce qu’est l’amour, donnant davantage la sensation d’un remplissage pour retarder la résolution finale, par ailleurs franchement capillotractée… Il y avait donc fort à faire pour Laurent Pelly à la mise en scène et Agathe Mélinand à l’adaptation (bienvenue) des dialogues, pour cette fable dont le principal écueil contemporain était son discours colonialiste.

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Robinson Crusoé au Théâtre des Champs-Élysées
© Vincent Pontet

Après un acte I à manier au millimètre les codes boulevardiers sur un îlot petit-bourgeois des années 60, la mise en scène prend ensuite un virage satirique et subversif où Robinson quitte cette île pour s’échouer en sans-abri au pied de gratte-ciels, confronté à la jungle consumériste américaine : un fast-food qui travaille la viande à la chaine à l’acte II, puis sous les palmiers, peuplés de clones de Trump (engagement sans faille du chœur accentus), danseurs tribaux vénérant un Dieu « Saranha » supérieur, devenant ici culte de l’ultra-libéralisme. On quitte un humble confort pour une solitude moderne perdue dans la multitude : ce sont les deux mondes de Mon oncle de Jacques Tati qui se rejouent ici. Le renversement de la fable originelle est malin : les « sauvages » sont bien à chercher chez nous avant d’aller regarder à l’autre bout du monde.

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Robinson Crusoé au Théâtre des Champs-Élysées
© Vincent Pontet

Et tout cela tient la barre grâce à l’engagement sans faille de l’ensemble du plateau vocal qui se démène comme une véritable troupe de théâtre, où chacun y va de son caractère. Le Robinson de Sahy Ratia, malin, percutant, Mercure au pied léger, endurant du début à la fin ; L’Edwige de Julie Fuchs passionnelle, incandescente et pleine d’autodérision, notamment dans sa valse « Conduisez-moi… » de l’acte II comme droguée à l’ayahuasca ; la Suzanne d’Emma Fekete, faussement ingénue, véritablement maline, jouant de sa délicate colorature comme d’un piège à mecs, et qui a fort à voir avec son homonyme des Noces de Figaro ; Laurent Naouri en papa Crusoé et Marc Mauillon pour l’ami Toby, les deux facétieux et touchants à souhait, au français impeccable ; le Jim Cocks volontiers bouffon, vendu magnifique de Rodolphe Briand ; le Vendredi d’Adèle Charvet (annoncée souffrante) offre enfin un émouvant portrait d’adolescent, encore timide, mais qui fait déjà beaucoup pour l’éloigner des clichés.

Et l’on ressort avec cette impression d’avoir redécouvert un vieux film familier, pas tellement étalonné et mal monté, où les valeurs d’images sont très inégales, mais qui reste assez surprenant pour encore nous divertir, vraiment.

***11