Est-ce parce que c’est l’année de son mariage avec Clara Wieck ? Dans l’œuvre de Robert Schumann, 1840 fait figure d’année bénie : en quelques mois seulement, il produit deux Liederkreis, travaille sur un opéra, compose les Dichterliebe, et ajoute à cela plusieurs lieder isolés. C’est donc en toute logique que Christoph Prégardien et Julius Drake ont choisi de coupler deux pièces de ce « Liederjahr », le Liederkreis op. 39 et les célèbres Dichterliebe, pour leur soirée intimiste au Musée d'Orsay, dédiée au duo Heine/Schumann.

Christoph Prégardien
© Marco Borggreve

Si les premiers ne racontent pas, comme les seconds, les affres d’une histoire d’amour de manière linéaire, ils sont ici présentés par Prégardien comme autant de scènes de théâtre. Pour mettre en valeur le texte (présent en surtitrage, ce qui permet au spectateur de ne pas en manquer une miette), le ténor s’appuie sur une diction parfaite, avec des consonnes d’une netteté impeccable. Mais il renforce aussi le caractère parlé de chaque phrase, grâce à de légers effets de portamento qui mettent en exergue certaines syllabes. S’adressant au public avec toute l’adresse d’un conteur – on en oublierait presque qu’il chante dans une langue étrangère –, Prégardien l’apostrophe parfois directement (« Schöne Fremde ») avec une sincérité déconcertante. Enfin, son chant illustre littéralement l’atmosphère de chaque lied, tantôt sautillant et empressé pour figurer l’exaltation (« Die Stille »), tantôt résigné et sombre pour dépeindre l’apparence lugubre d’un vieux chevalier (« Auf einer Burg »). 

Au piano, Julius Drake demeure légèrement en retrait pendant tout le cycle, conservant en permanence un toucher délicat, un son savamment voilé – au point que, parfois, on regrette de ne pas le voir plus investi dans les sommets de l’œuvre. Mais c’est peut-être simplement pour rester à l’écoute de la voix : dialoguant avec une homogénéité parfaite, les deux musiciens peuvent se permettre de souligner les changements harmoniques inattendus d’un léger appui, et surtout d’oser un rubato très personnel, y compris dans les sections les plus rapides. Ce travail d’orfèvre paie : leur complexité ainsi soulignée, les douze lieder ne déparent pas les Dichterliebe.

Julius Drake
© Marco Borggreve

Le célèbre cycle sied mieux encore aux deux musiciens. Dès l’introduction de « Im wunderschönen Monat Mai », le pianiste semble plus à son aise, adoptant un tempo relativement allant – choix qui persistera dans le reste de l’œuvre – et un rôle plus actif. Dans les premiers lieder en particulier, les contrastes sont exacerbés, davantage encore que dans la première partie du programme : contrastes d’atmosphère bien sûr, entre l’extase tendre du n° 1 et le caractère facétieux du n° 3 (qui parvient même à faire rire le public !) mais aussi contrastes de nuances, portés notamment par un piano doux dans les passages mélancoliques (« Ich will meine Seele tauchen ») et tonitruant dans les sections les plus dramatiques (« Im Rhein, im heiligen Strome »). La palette de couleurs obtenue est riche, et donne du relief même aux lieder les plus répétitifs (n° 6). 

La partie centrale du cycle est un peu moins convaincante : alors que le narrateur prend conscience de la trahison de sa bien-aimée, Prégardien campe ici un poète plus résigné que passionné (« Ich grolle nicht ») et exprime davantage l’amertume que la rage (« Das ist ein Flöten und Geigen »). Si cette lecture n’est pas incohérente vis-à-vis du texte, elle prive le duo d’un pan de l’éventail des sentiments qu’il pourrait exprimer. C’est sans doute pour cette raison que les sections qui suivent, consacrées au deuil et à l’acceptation, semblent un peu plus ternes, malgré le legato parfait dont sait faire preuve le chanteur et l’expressivité de sa déclamation. On n’en apprécie que davantage la joyeuse légèreté du « Aus alten Märchen winkt es », qui sert de répit avant la conclusion apaisée du cycle des Dichterliebe, ce grand poème de l’amour et du deuil que Prégardien parvient à rendre parfaitement intemporel.

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