Un récital à 18 heures dans le Parc de Florans ? C'est courir le risque d'un rapport cigales/bruit défavorable à la concentration du pianiste et du public. Prévenants, les organisateurs distribuent des borsalinos blancs à tous ceux qui ne sont pas assis à l'ombre et mettent des fontaines d'eau gratuites à disposition des mélomanes. Par chance, les cigales roupillent et le soleil ne brille pas vraiment, tandis qu'un petit vent agréable rafraîchit l'air. Jodyline Gallavardin va bénéficier d'excellentes conditions pour ses débuts au Festival de La Roque d'Anthéron et d'un piano magnifique. Cette jeune pianiste a reçu le Prix de la Révélation musicale de l'année 2023 des mains du Syndicat de la Critique pour Lost Paradises, un disque chez Scala Music couvert de distinctions.
La voici qui se lance dans un programme peut-être trop varié, mais splendidement défendu et proposant deux charmantes œuvres de Sergueï Liapounov ciselées et admirablement chantées, les rares Préludes fragiles d'Arthur Lourié aux accents étonnement hispaniques parfois et le sublime Les muletiers devant le Christ de Llivia, tiré de Cerdaña de Déodat de Séverac que l'on aurait préféré entendre intégralement plutôt que La Valse de Ravel qui marche mal à deux mains malgré le talent des uns et des autres – et Gallavardin n'en manque aucunement. Dans Les muletiers, elle atteint cette extase mystique, ce son de bronze, cette émotion nue qui font tout oublier autour de soi. Grandiose dépouillement mystique.
20 heures, la nuit va tomber sur la conque et les 2000 places de gradins très bien remplis. Seong-Jin Cho entre en scène, vêtu comme un des Men in Black à qui il aurait piqué son costume. Il ne va pas tout effacer de notre mémoire en un clic, mais donner un récital qui marque l'histoire de l'interprétation lisztienne, plus que celle des œuvres de Ravel par lesquelles il commence. Attention ! Nos réserves sont aussi sérieuses sur le plan esthétique que l'admiration que l'on porte au jeu de ce pianiste est grande. Que se passe-t-il avec Ravel ? Chaque œuvre de son catalogue est un défi que le compositeur se lance. Chaque œuvre jouée ce soir invente ainsi son style. La Sonatine ne ressemble en rien aux Valses nobles et sentimentales qui elles-mêmes ne disent rien de Gaspard de la nuit. Chacune exige un son, une approche pianistique spécifiques, une articulation, un poids sonore propres. Et c'est en respectant scrupuleusement leurs spécificités que ces œuvres naissent au monde, inséparables de leur réalisation pianistique.

Seong-Jin Cho joue fabuleusement du piano mais a une pédale un peu insistante et joue « impressionniste » et trop expressif. Le « Menuet » de la Sonatine est affadi tant il manque de carrure et de simplicité d'élocution. Le « Finale » n'est pas lancé de façon directe, il romantise, il bouge. Les Valses nobles et sentimentales sont arrondies dès l'entame, elles ne sont en rien aphoristiques et mystérieuses, trop pleines d'intentions et la fin n'est plus ce moment de rêve suspendu. Même cause, mêmes effets avec Gaspard de la nuit dont les sortilèges pianistiques sont évidemment là, mais trop esthétisants dans « Ondine » comme dans le « Le Gibet » qui est bien loin des images suscitées par le poème d'Aloysius Bertrand : oublié le caractère inéluctable et lugubre du glas qui sonne, ce soir le si bémol ne cloue pas d'effroi.
On apprend que le jeune pianiste formé à Paris s'apprête à enregistrer l'intégrale Ravel pour Deutsche Grammophon. Il est urgent d'attendre et de se tourner vers la Deuxième Année de pèlerinage de Liszt dont il donne ce soir la plus géniale, la plus foudroyante interprétation qu'il nous ait été donné d'écouter. De celles qui font changer d'avis sur les œuvres et se taire. Tout est là : le son, la conduite des phrasés, la dramaturgie, l'instant et le grand tout. Sans faire de pause entre les pièces, Seong-Jin Cho nous introduit dans un monde de poésie, de drame, de légende. De Sposalizio à Après une lecture du Dante, il nous entraîne dans un univers spirituel qui repousse les limites du piano que ce Premier Prix du Concours Chopin 2015 joue en fusionnant avec lui, créant ainsi une chimère fantastique. Dante, c'est ce soir la scène finale du Crépuscule des dieux de Richard Wagner, le chaos de La Création de Haydn, c'est le Temple qui s'écroule. On en sort bouleversé à jamais.
Le séjour d'Alain a été en partie pris en charge par le Festival International de Piano de La Roque d'Anthéron.