Un violent orage s’était abattu en début de soirée sur la région d’Auvers-sur-Oise, nous faisant craindre de ne pas pouvoir rejoindre le château de Méry-sur-Oise où nous attendait Thibaut Garcia pour un récital de guitare au programme si intelligemment composé. Malgré une signalisation bien défaillante, ce concert du 42e Festival d’Auvers-sur-Oise va, mieux que tenir ses promesses, nous faire tutoyer les étoiles qui sont réapparues dans le ciel d’Île-de-France.

Parce que Thibaut Garcia n’est pas un jeune guitariste de plus, qu’un savant marketing nous vendrait comme la nouvelle star du classique. Les dents du bonheur – qui n’ont jamais si bien porté leur nom – qui illuminent un franc sourire, la sveltesse d’un port qui n’a rien d’étudié, la facilité sans apprêt du contact qu’il établit avec le public ne suffiraient pas à dire ce qui caractérise le jeu du musicien : quelque chose comme la grâce, qui n’est donnée qu’à peu d’artistes et qui sublime tous les autres dons – entre autres une phénoménale maîtrise de son instrument.
Avec une pointe d’accent de son Toulouse natal, le jeune guitariste annonce que le programme de ce soir avait été prévu il y a deux ans déjà, mais que le Covid-19 en avait décidé autrement. Il l’avait de fait donné à peu près à l’identique aux Flâneries musicales de Reims en 2022.
Quasiment aucun « tube » (à part Asturias d’Albeniz) mais, pour commencer, cinq œuvres d’un personnage haut en couleur que Garcia surnomme le « Chopin de la guitare » : Agustin Barrios, né en 1885 au Paraguay, mort en 1944 au Salvador, qui ajoutera Mangoré à son patronyme, du nom du chef guarani de la résistance à la colonisation espagnole. Thibaut Garcia a raison de promouvoir ce compositeur qui ne s’en tient pas à une inspiration folklorique sud-américaine. Il en fait brillamment la démonstration avec les deux premières pièces, Mazurka appassionata et Les Abeilles, pour mieux faire ressortir par contraste la langueur et les rythmes brésiliens de Maxixe et du Choro de saudade.
On ne pensait pas, jusqu’à ce soir, qu’on pouvait tirer d’une guitare une telle variété de sons, une telle subtilité d’harmoniques, et en jouer avec une élégance aussi dépourvue d’effort apparent tant à la main gauche qu’à la main droite. Les deux valses de Barrios qui concluent cette première partie de programme, jouées les yeux fermés, achèvent de nous convaincre que Thibaut Garcia est un prince dans son royaume.
Le voici qui interpelle à nouveau le public à qui il lance, blagueur : « Vous connaissez tous Regino Sainz de la Maza ? » À la perplexité qui se lit sur les visages, il répond que c’est le créateur du célèbre Concerto d’Aranjuez de Joaquín Rodrigo. Et il entame une Rondeña vigoureuse – une forme de flamenco issue de la ville andalouse de Ronda – puis Sacrificio, une page romantique que Sainz de la Maza écrivit pour le film La frontera de Dios (1965) de César Fernández Ardavín, une page elle-même inspirée d’un Exercice de Fernando Sor.
Sans nous laisser le temps de nous reprendre, Thibaut Garcia enchaîne avec Asturias d’Albeniz – que le guitariste présentera après coup, toujours en quelques mots simples et informés. On manque de qualificatifs pour décrire ce qu’on entend. Technique transcendante et transcendée pour n’être plus que chant déployé, libre et souverain : de l’un de ces tubes de la guitare qu’on croit connaître par cœur, on redécouvre la magie et la poésie. Quand Garcia reprend dans un triple pianissimo le thème initial, on est littéralement dans une autre dimension.
Le programme se conclut par l’une des Rossinianas que Mauro Giuliani a composées à partir d’opéras de Rossini. Thibaut Garcia arriverait presque à nous convaincre que ces exercices de style finalement bien académiques sont des chefs-d’œuvre, et sous ses doigts ils le deviennent, tant il parvient à nous faire entendre les voix imaginaires d’Otello, d’Armida ou de L’Italienne à Alger dont Giuliani s’est inspiré. On est confondu devant tant d’imagination recréatrice.
Longuement applaudi, le guitariste toulousain offre en bis une pièce de Marin Marais – « mon autre passion » –, Les voix humaines. On peut maintenant repartir le cœur chaviré dans la douceur d’une nuit d’été.