On vient d'apprendre, ce dimanche 16 octobre, la mort violente à Kherson occupée par les troupes russes, du chef d'orchestre ukrainien Yuriy Kerpatenko dans des conditions pour le moins troublantes, lorsque résonne le Trio Élégiaque n° 1 de Rachmaninov au Théâtre de Poche du Parc de Wesserling. Le caractère funèbre des deux œuvres russes programmées en première partie du concert donné par le Trio Karénine en compagnie de l'altiste Manuel Vioque-Judde ne manque pas de faire écho à cette funeste actualité. Malgré cela, le festival de musique de chambre Les Musicales du Parc reste, à sa seizième édition, un signe d'espoir, de renaissance, en particulier dans une vallée des Vosges alsaciennes durement marquée tant par les guerres que par l'essor de l'industrie textile suivi de son démantèlement. Son patrimoine industriel s'inscrit maintenant dans le cadre de l'Écomusée textile, fusion entre l'art, la nature, la découverte et le loisir. Le festival musical d'automne y est organisé par une valeureuse équipe de bénévoles ouverte à la jeune génération des musiciens classiques.

Le Trio Karénine
© Lyodoh Kaneko

Le Trio Karénine ouvre donc la soirée avec le Trio Élégiaque n° 1 du jeune Sergueï Rachmaninov encore étudiant au moment de son écriture. Les trois interprètes savent, par la finesse et la richesse harmonique de leur jeu, lui conférer une profondeur dont, toutefois, leur grande proximité spatiale sur la scène ne favorise pas toujours la mise en relief de toutes les qualités : la pureté du son que dégage le jeu de Charlotte Juillard au violon, l'expressivité du violoncelle de Louis Rodde dans tous les registres et le dynamisme, la précision du toucher de la pianiste Paloma Kouider aux grisants traits virtuoses. Les enchaînements entre instruments sont vifs et nets, tandis que le caractère répétitif et somme toute inquiétant du thème élégiaque conduit à la marche funèbre terminale introduite avec une singulière sensibilité par les musiciens.

Ressentie comme plus accablante encore, la Sonate pour alto et piano op. 147 de Dimitri Chostakovitch, écrite par un compositeur au seuil de sa mort, installe, notamment dans les premier et troisième mouvements, une impression de désolation absolue, d'autodestruction de la personne. Manuel Vioque-Judde à l'alto et Paloma Kouider au piano savent toutefois sauvegarder une lueur de vie empêchant le flot des accords grinçants et des saccades rythmiques de sombrer dans les abîmes. Manuel Vioque-Judde fait appel à une palette de nuances, de timbres, d'allures, pleine d'inspiration. Ses pizzicati-mêmes prennent une teinte expressive suggérant l'attente de réponses aux questions existentielles soulevées. La vigueur du jeu de Paloma Kouider, remarquable tout au long du concert, est ici particulièrement convaincante. Elle semble entrer en lutte contre le cours des choses, faisant surgir du bouleversement intérieur qu'exprime le compositeur quelques esquisses mélodiques, relayées de manière suggestive par l'alto, reflets fugitifs de musiques populaires (deuxième mouvement) ou de la Sonate « au Clair de lune » de Beethoven (troisième mouvement).

Manuel Vioque-Judde
© Neda Navaee

Le Trio Karénine rejoint par Manuel Vioque-Judde révèle en seconde partie de soirée une œuvre enthousiasmante mais largement méconnue au concert, le Quatuor avec piano op. 20 de Sergueï Taneïev. Les quatre instrumentistes instaurent immédiatement entre eux une belle complémentarité sonore et poétique. Le violon est féerique, rivalisant de charme avec un alto toujours prêt à un dialogue vif et harmonieux tant avec le violon qu'avec le violoncelle. Celui-ci, toujours parfaitement éloquent, s'impose comme médiateur, liant, commentant dans son registre, le propos des autres instruments. Cet accord entre les parties peut constituer une image du compagnonnage des bâtisseurs de cathédrales car le Romantisme de l'école russe à laquelle appartient Taneïev peut évoquer, dans l'interprétation proposée, une finesse architecturale toute en dentelles mais aussi la robustesse d'édifices chers à l'imaginaire de l'époque. Par contraste, le thème enjôleur du deuxième mouvement invite au rêve avec ses montées et descentes de gammes enchaînées, entrelacées, avec maestria. Cette maestria devient proprement éblouissante dans l'Allegro molto final tandis qu'une ultime transition fuguée, brillamment conduite, laisse place au retour du thème rêveur du deuxième mouvement. Une note apaisée accompagne ainsi la dispersion d'un public emportant avec lui de vives émotions musicales et sans doute quelques questions essentielles sur la condition humaine.

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