Premier Tristan et Isolde de l’histoire du Festival d’Aix, au Grand Théâtre de Provence. Un Tristan historique, tout simplement – musicalement en tout cas.

Tristan et Isolde au Festival d'Aix-en-Provence
© Jean-Louis Fernandez

Dès le prélude, Sir Simon Rattle et le London Symphony Orchestra se lancent en pleine mer par temps de brume. Ici un moment d’accalmie, là des récifs, ici encore des embruns. Des limbes, le brouillard, et c’est la naissance de la musique et de l’opéra qui se rejoue parfaitement devant nous, un monde, une cosmogonie. L’exécution est précise, analytique, détaillée, mais jamais aride ou insensible. Pur produit du flegme britannique ? Exit l’emphase romantique, place à la transparence des cordes, l’articulation des ensembles, la distance même, qui n’enlève rien à la puissance lors des grands tuttis : glisser sans appuyer, suggérer sans nommer.

L’exposition des flacons par Brangäne à l’acte I relève de cette alchimie lorsque telle une merveilleuse pharmacopée, nous est révélé le thème du philtre d’amour : les volutes chaleureuses des cordes, les bois ambrés et enrobants. Et soudain la tempête. D’abord des éclairs au loin, « vengeance et mort pour nous deux » lance Isolde dans un jaillissement assourdissant. Puis le duo final de l’acte I tonitruant de bonheur où les rôles-titres sont allègrement soutenus par l’orchestre. Puis celui de l’acte II, susurrement de désir aux micros-nuances vocales pianissimo, pour revenir au début de l’acte III dans un véritable De profundis éthéré où il n’est plus question que de « mélodie infinie », nous dit à juste titre Isolde. Au même moment, le célèbre solo du cor anglais de Maxwell Spiers, en lévitation, semble tel le Sphinx poser des énigmes face à l’éternité. Du vacarme amoureux assourdissant à la plénitude réconfortante d’une autre nuit, soudain la musique devient extase, entendre Tristan… et mourir.

Tristan et Isolde au Festival d'Aix-en-Provence
© Jean-Louis Fernandez

Tout cela serait encore peu sans l’impeccable distribution qui vient soutenir le projet. La Brangäne de Jamie Barton est parfaite dans ce rôle avec des graves et des médiums percussifs, souples et une assise vocale idéale pour cette partition de confidente toute racinienne. Le Roi Marke de Franz-Josef Selig, tel l’ombre d’un roi shakespearien, soleil noir qui d’une même voix s’indigne, se lamente, se révolte et pleure son amitié perdue. Au centre de la constellation, Isolde et Tristan stratosphériques par Nina Stemme et Stuart Skelton. Amplitude, nuances, émotions, puissance, justesse d’émission, émotions encore, sont autant de termes qui ne qualifient que partiellement la palette hyperbolique des interprètes au sommet de leur art dans ces deux rôles.

Et il aura suffi d’un Simon Stone pour presque nous gâcher la soirée. Rien de bien méchant pourtant, mais rien à la hauteur de ce que nous venons d’entendre. Le projet sur le papier est simple : trois ambiances, trois actes, trois moments de la vie d’une femme (Isolde) qui se prend à rêver une autre vie. Un grand penthouse à l’acte I devient paquebot au détour d’un rêve d’Isolde ; un cabinet d’architectes à l’acte II ; une rame de métro de la ligne 11 à Paris pour l’acte III (pourquoi Paris ? mystère). Rien de ce projet n’est véritablement visible, construit ou abouti. Stone est pourtant entouré d’une équipe virtuose que ce soit les lumières impeccables de James Farncombe ou la scénographie de Ralph Myers.

Tristan et Isolde au Festival d'Aix-en-Provence
© Jean-Louis Fernandez

Et la direction d’acteurs – comme dans Innocence – est malheureusement absente. Il y avait pourtant à faire avec un couple de cette envergure qui visuellement fonctionne bien – c’est touchant – comme une renaissance de l’amour entre deux âges. Rien d’exploité en ce sens. Le coup de foudre après absorption du philtre d’amour à l’acte I se résout par quelques vulgaires caresses sur le lit. À l’acte II, on se désespère quand on voit entrer le double de Tristan en fauteuil roulant. Tristan passe toute sa longue agonie de l’acte III entre un siège et la barre centrale du métro. Tout est anecdotique et devient prosaïque, vide de sens : la lumière, symbole de l’appel amoureux entre Tristan et Isolde (acte II), devient un vulgaire néon que l’on allume ou éteint au passage, comme un acte de mise en scène à cocher en regard de l’histoire. Dans l’acte III, tout est tellement à côté du livret que le peu d’action – répétitive – proposée sur scène, ne cesse de parasiter le déroulement de l’opéra : ramassage des poubelles pendant l’agonie de Tristan, succession des stations du métro... Après 4h40, les voix s’usent, les corps s’épuisent et l’émotion nous percute. Entendre – et entendre seulement – Tristan… et mourir.

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