Le cheminement musical proposé par l'Orchestre philharmonique de Strasbourg au Palais de la Musique et des Congrès, sur le thème des « Figures françaises », était, dans son principe, tout tracé : de Bizet (Carmen, suite n° 1) à Ravel (Suite n° 2 de Daphnis et Chloé, Pavane pour une infante défunte et Boléro) en passant par George Gershwin (Rhapsody in blue) qui souhaitait, on le sait, aller chercher les conseils de Maurice Ravel. Frimas anticipés de l'hiver, ou tonus en légère baisse comme la durée du jour à l'approche du solstice de décembre ? Le Philharmonique a su rendre, comme d'habitude, ses superbes sonorités dans des tutti éclatants mais, ici ou là, la ferme assurance ordinaire de toutes ses composantes ne s'est pas toujours complètement confirmée.

Si les cordes ont attaqué de manière convaincante et fait vigoureusement vibrer les trémolos du thème du destin dans le prélude de Carmen, elles n'ont pas reçu tout l'appui attendu des cuivres. La sonorité de ceux-ci insuffisamment saisissante n'est pas parvenue à donner immédiatement une figure véritablement terrible au messager de la mort. En revanche, ici de même qu'au cours du reste de la soirée, les percussions ont résonné admirablement. Ces premières impressions passées, l'orchestre trouve une belle unité et sa remarquable puissance dans les tutti suivants, coupés par l'intervention des bois presque toujours d'une clarté et d'une expressivité de grande tenue, avec notamment des hautbois et cor anglais au timbre d'un éclat surprenant. La partie finale avec l'air du toréador manque parfois un peu de lisibilité mais laisse néanmoins éclater des cuivres cette fois souverains.

Dans la Rhapsody In Blue, l'enjeu est celui de la synthèse entre une atmosphère symphonique relativement classique et celle d'un environnement jazzique. En dépit de son talent virtuose, en particulier dans les cadences solistes, Francesco Tristano ne donne pas toujours à son piano la présence nécessaire à une grande salle de concert, et semble parfois léger face au poids de l'orchestre. Un meilleur équilibre s'établit cependant en allant plus avant dans l'exécution. Comme toujours, les tutti de l'orchestre se montrent somptueux, avec des trompettes et des trombones éclatants.

La Suite n° 2 de Daphnis et Chloé ouvre l'ensemble des trois œuvres de Maurice Ravel qui conduiront à la conclusion du programme. Le lever du jour est rendu de manière extrêmement suggestive, tous les pupitres entrant en scène avec la sensibilité de l'éveil, le murmure des cordes créant un fond d'atmosphère encore nocturne et mystérieux. Les timbres des flûtes ne sont pas toujours homogènes et s'avèrent parfois un peu acides, mais cela n'empêche pas les bois de rivaliser de charme tout au long de la progression vers l'acmé de la première partie. La suite de l'œuvre opère un charme magique par le soin apporté au rendu des nuances et des accentuations.

Ce soin ayant déjà conféré toute sa portée expressive à la musique ravélienne se retrouve dans un tout autre registre avec la Pavane pour une infante défunte. Le thème initial est interprété par les bois avec un recueillement qui n'a, en dépit du titre, rien de funèbre, conformément au vœu du compositeur. Sous la direction inspirée de Marko Letonja, la formation strasbourgeoise engendre une sorte d'ondoiement où les enchaînements, les équilibres entre masses orchestrales créent un climat de sérénité absolue auquel la harpe apporte à merveille son aérienne contribution.

Bouquet final, le Boléro à la cellule rythmique impeccablement tenue du début à la fin par la caisse claire laisse entendre un pupitre de flûtes de sonorités encore un peu inégales mais sachant souvent retrouver leur couleur enchantée tandis que le rythme et les accents imprimés par les clarinettes rendent encore plus forte l'impression d'envoûtement créée dès le début du morceau. Cor anglais, hautbois d'amour, trompette avec sourdine illustrent chacun à leur tour la beauté de leur timbre, selon une belle progression d'ensemble. Saxophones et trombone ne manquent pas de produire les effets aussi houleux que spectaculaires, notamment des glissades bien négociées. Les pizzicati des cordes ont le même impact et le même relief que la frappe de la caisse claire avec laquelle elles font réellement corps jusqu'à ce qu'elles reprennent magnifiquement à leur tour la ritournelle et les thèmes de ce Boléro. La modulation finale atteint l'éclat que l'on attend, grâce à l'enchaînement éblouissant conduisant au dernier accord, lui-même suivi immédiatement d'un tonnerre d'applaudissements largement mérités.

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