L’Opéra de Toulon avait d’abord envisagé Semiramide pour ouvrir sa saison, mais le chef-d’œuvre de Rossini est remplacé par un grand concert lyrique intitulé « Viva l’opéra ! », avec les mêmes artistes. La soirée bénéficie de la présence au pupitre du chef de très grande valeur George Petrou, qui rehausse le niveau de qualité de l’orchestre, avec des musiciens très concentrés et concernés ce soir, les choristes étant placés en fond de plateau.
Après une ouverture du Barbiere di Siviglia vivante et espiègle, Karine Deshayes nous offre le grand air du premier acte de Semiramide « Bel raggio lusinghier ». Encore présentée dans le programme de salle comme mezzo-soprano, la chanteuse évolue depuis plusieurs années vers des rôles de plus en plus aigus, en abordant en particulier certains opéras rossiniens créés pour Isabella Colbran. Après les rôles-titres de La Donna del lago (entre autres à Marseille en 2018) et d'Armida (Montpellier, 2017), sa Semiramide interprétée à Saint-Etienne en mars 2018 fut extrêmement convaincante, tout comme son air à nouveau ce soir : voix riche et ronde, attaques mordantes, vocalises déliées, aigus victorieux et quelques petites variations sur la reprise… du grand art ! Mais Karine Deshayes excelle aussi dans le répertoire français, où chaque mot est ciselé : sa Périchole (« Je t’adore brigand ») dégage une plénitude mâtinée de quelques traits d’esprit, tout comme sa – Belle – Hélène au cours du duo « Ce n’est qu’un rêve ».
Son Pâris est le ténor Philippe Talbot, en somptueuse forme vocale tout au long de la soirée. Son premier air « Ah ! Mes amis, quel jour de fête ! », habituel cheval de bataille des meilleurs ténors, lui donne l’occasion d’ajouter deux contre-ut supplémentaires aux neuf déjà écrits par Donizetti dans La Fille du régiment (« mili-taire et ma-ri »). La diction est très claire, le phrasé élégant et les aigus claironnent comme il faut. Son Comte Ory (duo avec Isolier « Je vais revoir la beauté ») est également l’un des tout meilleurs actuellement – pour rappel, les Toulonnais avaient eu la chance de le voir en janvier 2020 dans la production de Denis Podalydès. Son Lindoro très dynamique convainc pleinement au cours du duo avec Mustafa (« Se inclinassi a prender moglie »)… Bonne nouvelle : le ténor est programmé à l’Opéra de Marseille en novembre dans L’Italiana in Algeri.
Philippe Talbot donne la réplique au Mustafa de Mirco Palazzi, jolie basse belcantiste, qui fréquente Rossini depuis longtemps. La tessiture est idéale dans le Figaro mozartien (« Aprite un po’ quegli occhi »), la cadence est bien dynamique, mais les aigus accusent régulièrement une fragilité. Cette faiblesse handicape nettement le chanteur en Mustafa dans « Gia d’insolito ardore » ; dommage car la technique est aguerrie, les passages d’agilité font preuve de souplesse.
La mezzo Teresa Iervolino, qui devait interpréter Arsace face à la Semiramide de Karine Deshayes, nous montre d’emblée ses beaux moyens en Giulio Cesare de Haendel (« Va tacito e nascosto ») : joli moelleux vocal, notes staccato de caractère, vocalises bien huilées et certaines heureuses petites initiatives, comme la transposition à l’aigu de quelques notes dans la reprise. La qualité du français est prometteuse dans la barcarolle des Contes d’Hoffmann, mais plus limitée en Isolier du Comte Ory. Plus tôt, son Isabella face à Mustafa (« Oh, che muso, che figura ») est un modèle d’humour et de chant avec des notes piquées impeccables de musicalité.
Trois autres interprètes sont invités. Le plus marquant est la basse géorgienne Nika Guliashvili aux graves d’outre-tombe, assez terrifiant dans le crescendo de « La Calunnia » du Barbiere di Siviglia, un Basilio plus slave dans l’accent que véritablement italien. La soprano Roxane Chalard est douée d’une voix adéquate pour servir Servilia de La clemenza di Tito (« S’altro che lagrime »), mais la ligne musicale manque de fermeté, peut-être sujette au trac ? On lui préfère Camille Tresmontant, ténor de format mozartien, qui conduit sur le souffle « Dalla sua pace » en Don Ottavio, avec de beaux pianos, mais quelques graves moins sonores.
Deux extraits collectifs de Semiramide sont placés en conclusion de programme, d’abord le trio « L’usato ardir » en fin de second acte, un court passage au bel équilibre entre voix et orchestre. « Di tanti regi e popoli » en fin de premier acte est un numéro plus roboratif et magnifiquement interprété, en particulier pour Mirco Palazzi qui incarne un Assur autoritaire et Karine Deshayes qui conclut sa partie d’un aigu vainqueur. En bis, c’est l’habituel « Libiamo ne’ lieti calici » de La Traviata qui rassemble tous les artistes, chacun et chacune – même les basses ! – prenant tour à tour un morceau de couplet. Pas de Semiramide donc à Toulon, mais un magnifique concert lyrique : en ces temps très perturbés, mieux vaut certainement voir le verre à moitié plein !