L’ample robe violette digne d’une soirée de gala que porte Lea Desandre quand elle entre sur scène est certainement une fausse piste pour ce concert au KKL de Lucerne en compagnie de Thomas Dunford et de son Ensemble Jupiter. D’abord, il s’agit du concert de onze heures – elle-même se reprendra en adressant un « good morning » à la place du « good evening » lancé spontanément au public en fin de concert. Ensuite, elle aura tôt fait, dès son retour sur scène, de laisser ses chaussures en coulisses pour entrer pieds nus, façon de se mettre au diapason de l’événement qui ressemble davantage à un concert entre amis qu’à une soirée de gala. La conclusion de l'événement ne laissera aucun doute sur l’esprit de compagnonnage qui meut l’ensemble dans un bis où, façon concert de jazz, les instrumentistes sont présentés par Thomas Dunford au détour d’une composition de son cru, We Are the Ocean, mélodie pop sur instruments anciens en forme de clin d’œil lointain aux Beatles.

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Lea Desandre, Thomas Dunford et l'Ensemble Jupiter
© Priska Ketterer / Lucerne Festival

Mais sous cette franche camaraderie, Thomas Dunford nous apporte en moins de deux heures la preuve irréfragable que l’Ensemble Jupiter, dont les quinze membres semblent tous sortis du conservatoire il y a peu, constitue un effectif qui compte déjà, et comptera certainement encore plus dans les années à venir pour ce qui est de la musique ancienne et baroque. Le concert, admirablement construit autour d’œuvres orchestrales de Vivaldi, alterne chaque fois deux airs chantés aux dynamiques souvent opposées avec une pièce orchestrale, le tout interprété innocemment, sans aucun a priori de genre musical, comme si cela venait d’être écrit de la veille. Des trois pièces orchestrales, on retiendra surtout ces mouvements larghetto centraux à ce point intimistes et intériorisés qu’on a chaque fois l’impression d’ouvrir la porte d’une de ces humbles églises italiennes où l’on est finalement ébloui par les trésors qu’elle recèle.

Aucunement démonstratif, le luth de Dunford y brille d’une lumière espagnole. Ses cadences sont des moments de grâce qui se déploient avec pudeur jusqu’à des cordes pincées avec abandon où l’on retrouve l’écho d’une guitare classique, au crépuscule, non loin d'Aranjuez. Et que dire du violoncelle de Cyril Poulet qui dans le Concerto RV 407 joue des notes comme il ferait de la broderie, point après point, du bout de l’archet, lui aussi tout en retenue mais d’un son toujours boisé, recomposant sans cesse des lignes mélodiques selon un style gambiste français du XVIIIe siècle. C’est à tomber. Depuis son luth, le chef indique avec évidence et justesse une couleur et un tempo idoines pour chacun des airs et des mouvements de la soirée, où tout chante toujours à l’orchestre.

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Thomas Dunford
© Priska Ketterer / Lucerne Festival

Au centre de l’arc orchestral qui ne remplit que le tiers de la scène du KKL, Lea Desandre rayonne et partage la pudeur du reste de l’équipe, de cette aura blanche qui refuse la lumière, le centre, et donne une teinte mélancolique à son chant, à sa présence. Elle est là, simplement, se fondant presque avec l’orchestre comme à la fin du « Cum dederit » du Nisi Dominus. Elle déroute l’auditeur par moments, donnant même l’impression d’être en retrait – comme dans « Armatae face et anguibus » – tant elle aborde chacune de ses vocalises avec tranquillité et évidence.

Dans la Renaissance italienne, on parlait de « sprezzatura », cette forme d’élégance dans un geste de nonchalance, d’aisance, de facilité feintes. Voilà peut-être ce qui la qualifie le mieux. On l’observe dans ces ports de voix préromantiques dont elle parsème son chant, notamment dans de nombreuses courbes mélodiques ascendantes puis descendantes ; certains rubatos qu’elle ménage pour y insérer une forme de sentiment, comme dans « Gelido in ogni vena » du Farnace ; ou encore quelques dissonances avec les violons de l’ensemble qui viennent frotter la ligne de chant dans la partie centrale agitée de « Gelosia, tu già rendi l’alma mia » d'Ottone in Villa.

Lea Desandre, Thomas Dunford et l'Ensemble Jupiter © Priska Ketterer / Lucerne Festival
Lea Desandre, Thomas Dunford et l'Ensemble Jupiter
© Priska Ketterer / Lucerne Festival

Mezzo-soprano agile et brillante dans les aigus, elle a parfois un déficit de puissance dans les graves et il arrive qu’on la perde comme par manque de soutien dans ce registre. Mais sans cesse, on revient boire à cette source vocale virgilienne comme dans l’air « Onde chiare che sussurate » où, après le duo infiniment bucolique des deux violons, la vocalise finale a cappella emplit la salle de Jean Nouvel d’un chant de cathédrale.

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