Ravel en 2016, Bruckner en 2017, Schönberg en 2019 : c’est à croire que Les Dissonances veulent à tout prix prouver qu’un orchestre, aussi fourni soit-il, n’a pas besoin de chef. Le pari est à nouveau réussi avec ce programme viennois qui semble avoir effrayé plus d’un spectateur : Wagner, Strauss et Schönberg n’ont rempli qu’à moitié la grande salle de la Philharmonie.
Pourtant, quelle démonstration de force que ce prélude de Tristan et Isolde ! Malgré quelques minuscules décalages dans les premières attaques, très vite, un tempo allant permet de créer un souffle dans lequel chaque musicien s’inscrit sans difficulté. Des premières notes des violoncelles (un pupitre incroyablement homogène qui sonne comme un unique instrument) aux interventions des bois (où un vrai travail de musique de chambre rend les dialogues parfaitement fluides), tout contribue à alimenter ce souffle qui donne au prélude un caractère naturel. Les culminations semblent inévitables et en deviennent d’autant plus bouleversantes. Le « Liebestod », ici enchaîné, est moins abouti : bien que les timbres demeurent d’une grande beauté et les forte ronds et majestueux, l’absence de véritable contraste dans les nuances rend l’ensemble un peu lisse. La mort d’Isolde revêt alors un caractère trop peu exalté : si la somptuosité du son de l’orchestre suffit à rendre la lecture convaincante, celle-ci demeure peut-être un peu trop candide…
Pas davantage de mystère dans le Concerto pour hautbois de Strauss : l’écriture presque mozartienne est cependant bien mise en valeur par l’élégance des articulations d’Alexandre Gattet, qui surmonte sans difficulté apparente la virtuosité de la partition. Ni l’interminable premier solo (56 mesures ininterrompues !), ni les cadences truffées d’arpèges capricieux n’ont raison de son calme : le hautboïste en fait ressortir à merveille le caractère joueur. Plutôt que de s’effrayer du caractère naïf de l’œuvre, il s’y plonge volontiers et parvient à esquisser un « Andante » plein de charme en forme de chanson populaire, entrecoupé de pianissimo d’une extrême douceur. Quel dommage que les solos des mouvements rapides ne soient pas toujours aussi bien menés ! Quelques phrases hachées et l’absence de véritable progression dynamique rendent le « Vivace » un peu fade. C’est finalement bien dans le dialogue qu’Alexandre Gattet semble à son meilleur : échanges espiègles avec la clarinette (« Allegro moderato ») et duo fusionnel avec le cor anglais (« Allegro ») dénotent une belle complicité avec les autres membres de l’orchestre, qu’il rejoindra pour Pelléas et Mélisande.
C’est ce Schönberg qui constituera le clou de la soirée. Les premières notes désarçonnent : tempo presque précipité, pianissimo extrême chez les bois face à des violoncelles surpuissants, longs moments de silence à chaque interruption de la phrase… Le maelstrom des bribes mélodiques est difficile à suivre. Là encore, c’est donc d’abord le travail sur les timbres – les flûtes sifflent, les trompettes grincent – et leur jonction qui attisent la curiosité : comment cors et violoncelles peuvent-ils se superposer aussi parfaitement sans chef ?
Progressivement, les solos successifs semblent se rejoindre autour d’une vision résolument expressionniste de l’œuvre. La juxtaposition d’univers sonores radicalement opposés suscite des images sans cesse renouvelées : à l’espièglerie enfantine de la flûte-pipeau du « Sehr rasch » succède un carillon onirique, puis de longs solos de cordes qui semblent ondoyer comme de l’eau… Et ce, alors que la tension mystérieuse qui sous-tend l’écriture ne retombe jamais : chaque intervention des bois distille une sourde anxiété, encore renforcée par des cordes agitées au son volontairement métallique. Les crescendo, particulièrement vifs, prennent d’autant plus l’auditeur au dépourvu qu’ils sont parfaitement synchronisés, alimentés par chaque musicien de l’orchestre. Les attaques aiguës fortissimo des cordes se font dures, presque brutales : chaque apparition de l'accord fondateur de l’œuvre est un terrifiant coup de semonce. Les mystérieuses gammes descendantes des vents du « In gehender Bewegung » sont un soulagement, l’occasion de reprendre son souffle avant l’ultime progression et les derniers forte qui semblent presque trop grands pour la Philharmonie.
Un programme aussi ambitieux, construit et pensé sans l’aide d’un chef, tout cela force l’admiration. Mais c’est surtout l’engagement sans concession de chacun des instrumentistes qui marque l’esprit : conquis par un enthousiasme aussi contagieux, on aimerait voir le public de la grande salle plus nombreux !