Un concert des Wiener Philharmoniker au Théâtre des Champs-Élysées est toujours un événement. La prestigieuse phalange fondée en 1842 préserve jalousement ses spécificités, à commencer par sa façon d’entrer en scène. Entre les orchestres américains ou anglo-saxons où les musiciens s’échauffent longuement dans un joyeux brouhaha devant le public qui pénètre dans la salle, les orchestres latins qui entrent dans le désordre sur les ordres du régisseur, les Viennois se singularisent par leur discipline : le premier violon ouvre la marche, les musiciens s’engouffrent à sa suite, prenant très rapidement leurs places, sous les applaudissements du public, serrent la main de leur voisin de pupitre, et s’assoient au signal du Konzertmeister. C’est lui, et non le hautbois, qui, en quelques secondes, donne le « la » et vérifie l’accord de l’orchestre.
Arrive alors Jakub Hrůša, 41 ans, silhouette sportive et râblée, sans les lunettes qu’il arbore sur ses pochettes de disques et qui lui donnent un air de garçon bien sage et propre sur lui. Le programme costaud qu’il a choisi pour ce quatrième et dernier concert d’une mini-tournée européenne va lui donner l’occasion de se délester de cette image trompeuse et de mouiller sa chemise au sens propre comme au sens figuré. On s’interroge d’ailleurs sur la pertinence d’un tel programme qui fait se succéder Janáček, Prokofiev et Chostakovitch, et de chacun d’eux des œuvres, des « tubes » de surcroît, d’une telle densité qu’on craint l’indigestion.
Žárlivost (« Jalousie ») a été conçu par Janáček comme un prélude à son opéra Jenůfa. Le compositeur a finalement renoncé à l’intégrer à l’ouvrage, mais la pièce a été heureusement conservée comme telle, comme un condensé (guère plus de cinq minutes) de l’art du compositeur morave – violence et passion exacerbées, parsemées de bouffées d’air pur. Les Viennois n'évitent pas quelques cahots d’entrée mais se ressaisissent vite sous la houlette claire et avenante du jeune chef tchèque. C’est si vite passé qu’on regrette de ne pas avoir plus de Janáček : Taras Bulba ou la Sinfonietta n’aurait pas dépareillé la soirée.
Au lieu de quoi, orchestre et chef ont sans doute voulu jouer la sécurité avec Roméo et Juliette de Prokofiev. Hrůša a choisi neuf numéros du ballet ou des trois suites que Prokofiev en avait tirées, privilégiant les épisodes lyriques ou dramatiques, au détriment des pièces les plus démonstratives – il y a tout de même la frénésie de La Mort de Tybalt, la légèreté ludique des Masques et bien sûr la très publicitaire Danse des Chevaliers (ou Montaigus et Capulets). Mais quelle étrange idée de faire se succéder à la fin Roméo au tombeau de Juliette et la Mort de Juliette, qui sont l’un et l’autre des sommets d’intensité expressive et émotionnelle, et qui auraient tendance à s’annuler l’un l’autre.
D’autant que Hrůša se laisse griser – tout comme nous – par les sonorités capiteuses, la pâte de soie et de cachemire des cordes viennoises, ce « Klangkörper » unique au monde qui sonne ici à Paris comme dans la grande salle dorée du Musikverein, abrase la modernité du trait de Prokofiev, ajoute une dose de double crème fouettée (grande spécialité de la capitale des Habsbourg – le Schlagobers – à laquelle Richard Strauss a consacré tout un ballet !). Ce n’est peut-être plus tout à fait du Prokofiev... mais diable que c’est beau !
La Cinquième Symphonie de Chostakovitch va confirmer ce parti pris ; mais ce qui peut marcher dans des scènes de ballet peut déconcerter dans une œuvre qu’on ne peut séparer de son contexte. « Réponse concrète et créative d'un artiste soviétique à une critique justifiée » : c’est ce que dit officiellement le compositeur le 21 novembre 1937 lors de la création de son œuvre, après que Staline avait interdit en 1936 sa Quatrième Symphonie et son opéra Lady Macbeth de Mzensk. Cette Cinquième Symphonie n’est en réalité que douleur et sarcasme, surtout dans les épisodes censés évoquer la joie populaire.
Hélas les tempos sont trop lents dans tous les mouvements : le premier y perd en tension et en ambiguïté, le deuxième n’est pas assez ce scherzo grotesque que Chostakovitch emprunte à Mahler, le quatrième ne joue pas assez la trivialité de cette joie forcée (et, en contraste, la douleur sourde qui affleure), même si la péroraison conclusive fait sortir les Viennois de leur zone de confort. On sait gré, en revanche, à Hrůša de n’avoir pas surligné le texte du sublime troisième mouvement, cœur émotionnel de l’ouvrage et peut-être même de tout l’œuvre symphonique de Chostakovitch. On ne sort jamais indemne de l’écoute de ce Largo : ce dimanche soir, les cordes des Wiener Philharmoniker nous ont fait entrevoir des espaces d’éternité.