Musique sacrée ou jeu dramatique ? Les deux ! La Passion selon saint Matthieu donnée en ouverture de la semaine sainte au Théâtre des Champs-Élysées a utilisé toutes les ressources instrumentales et vocales pour conférer à l’œuvre de Jean-Sébastien Bach une expressivité dramatique inouïe : la pensée directive de Philippe Herreweghe, sublime, la qualité phénoménale des Gantois, sur les deux plans instrumental et vocal, en tutti ou en solistes.
Le foisonnement baroque et la diversité des atmosphères de l’œuvre sont servis par la disposition binaire des exécutants. Non seulement le chœur, mais également l’orchestre se dédouble, et au milieu trône un effectif sollicité pour le cantus firmus occasionnel : le Collegium Vocale Gent ressemble ce soir à un magnifique retable baroque en triptyque, dans lequel le maestro disparaît parfois lui-même, quand il quitte son pupitre pour se rapprocher des solistes, ici par la gauche, là par la droite. C’est le parti pris historique de cette binarité qui souligne les jeux de contraste, les altercations, de même que, presque par surprise, les effets d’union, variabilité dont est si riche la Saint Matthieu.
S’il y en a bien deux à qui la réussite est particulièrement redevable, ce sont Maximilian Schmitt et Florian Boesch. Le jeune ténor maîtrise l’art du discours : son timbre, très prégardien, est élégant, sa rhétorique riche d’une étonnante palette expressive. Très volontaire évangéliste, il s’engage, y compris physiquement. Peut-être la tessiture est-elle encore un tout petit peu à lisser dans le passage vers les aigus, très projetés, qui lui sont pourtant faciles : on sent par cette dépense un brin de fatigue accompagner une partie du deuxième volet de cette œuvre monumentale, dont il porte sur les épaules une énorme part.
Son pendant vocal, niché symétriquement au sein du deuxième orchestre, est Florian Boesch. Quelle autorité se dégage de ce baryton, en technique et en interprétation ! J’en reste éblouie : le Christ qu’il campe est ultra-biblique dans son expressivité variable, aussi stupéfiante que celle de Schmitt. En l’espace de deux phrasés, on peut l’entendre changer de la douceur la plus totale à une colère de la même amplitude : il assène les propos à ses opposants comme s’il virait les marchands du Temple de ses propres mains.
La théâtralité générale, elle est inscrite dans les gènes de l’œuvre, mais quand entend-on s’enchaîner les répliques aussi parfaitement que ce soir, dès le « Kommt, Ihr Töchter » liminaire, où, par leur balancement, les deux ensembles se jettent la balle avec un naturel élégant et animé : « Seht ! – Wen ? – Den Bräutigam » ? Cette dramaticité atteint son comble dans l’arrestation du jardin des oliviers, où se désole, attendrissant, le magnifique duo de solistes (« So ist mein Jesus nun gefangen ») en piano, s’opposant à la vivacité, à la véhémence et aux sursauts des disciples protestataires du deuxième chœur (« Lasst ihn ! Haltet ! Bindet nicht ! »). Dorothée Mields, qui s’est désormais imposée comme un modèle du soprano dans l’interprétation de Bach, aussi humble dans son discours que lumineuse dans son timbre, enrichie encore ces derniers temps d’harmoniques scintillantes dans les médiums (preuve, son air en la mineur, « Aus Liebe will mein Heiland sterben », magnifiquement encadré par le traverso et les deux hautbois), s’allie ici Damien Guillon, haute-contre française, dont le match local est clairement apprécié par le public. Comme souvent quand ces deux solistes joignent leurs timbres, il se dégage des occasionnels frottements de seconde une tension douce-amère particulière, un désir de résolution tel qu’il ne saurait être plus juste pour illustrer la souffrance qu’inflige à l’âme du croyant la Passion du Christ. Colère céleste, l’orchestre fait alors pleuvoir les foudres et tonnerres conjurés par la partition, qui se confondent avec les « bravo » montant du public dès l’issue de la première partie.
Que de moments remarquables dans cette Passion ! Les chorals transmettent les atmosphères les plus variables, de la contrition à la révolte, du doute à l’espérance confiante. Les chœurs sont animés, pas uniformes dans leur message, mais intrinsèquement dramatiques (notamment les moqueries saillantes), la langue allemande étant exploitée avec justesse jusque dans ses moindres intentions. La qualité phénoménale des instrumentistes se joint à celle des solistes : qu’aurait été le succulent air de ténor « Ich will bei meinem Jesus wachen » (Reinoud Van Mechelen) sans le hautbois qui l’entoure ? La belle patience (Geduld) du ténor Thomas Hobbs sans l’extraordinaire viole de gambe, le cri désolant du « Gebt mir meinen Jesus wieder » de Tobias Berndt et les larmes amères de saint Pierre (Sebastian Myrus) sans le premier violon ?
La direction de Philippe Herreweghe, minimale, n’est presque pas nécessaire, tant sa conception rénovatrice du baroque imprègne naturellement ses troupes à chaque instant. Bach a-t-il pu entendre aussi beau de son vivant ? J’en doute, et ne m’étonne pas que pour écouter cette Passion on vienne de Rouen, Reims ou Lyon.