Les mélomanes connaissent sa voix et son visage à travers les nombreuses émissions qu'il a animées sur France Musique : En attendant la nuit, La Matinale, Le Magazine, ou plus récemment, Classic Club. Producteur depuis près de vingt ans, mais aussi pianiste amateur et grand liseur de philosophie, Lionel Esparza n'a pas sa langue dans sa poche dès qu'il s'agit de parler politique culturelle, rapport au micro, déontologie et addiction.
Julien Hanck : Que pensez-vous de cet éternel cliché selon lequel France Musique serait une radio bavarde ?
Lionel Esparza : Elle l’a longtemps été, et logiquement puisque sa fonction était d’éclairer et d’expliquer la musique ; mais, objectivement, ce n’est plus le cas depuis bien des années. Radio Classique, que l’on nous oppose toujours comme radio musicale par excellence, laisse en réalité beaucoup plus de place à la parole. Allez mesurer sur une journée entière, vous verrez. Disons qu’il y a une inertie de l’idée selon laquelle France Musique serait une radio bavarde alors que l’on a depuis longtemps glissé vers un modèle de diffusion en flux.
Le début de cette transition remonte à Pierre Bouteiller qui, il y a plus de 15 ans, a engagé l’antenne dans une politique générale faite de simplification des contenus, de réduction du discours savant, et de musicalisation. Toujours plus de musique, toujours moins de parole ; et pour ce qui reste de la parole, de l’accessible, pas du discours « en chaire ». Les résistances ont été nombreuses en interne, les producteurs comme le personnel s’opposant à cette politique au nom d’une certaine idée, malheureusement un peu datée, de la démocratisation culturelle.
J. H. : Quelle est l'importance du "chiffre" à France Musique ?
L. E. : L’antenne est prise dans un étau : d’un côté les tutelles (et en premier lieu la Présidence de Radio France) réclament la réussite publique, sanctionnée symboliquement par le chiffre que fournit tous les trimestres Médiamétrie. De l’autre, le personnel des producteurs défend encore obstinément, parfois comme de purs mantras, l’exigence des contenus, la qualité des œuvres et du message, une forme d’exception culturelle par nature difficilement compatible avec le succès public. « On n’est pas là pour faire du chiffre », entend-on souvent en interne, considérant que France Musique doit demeurer un sanctuaire du classique haut de gamme, même au prix d’un éloignement du plus large public.
C’est d’ailleurs pour retrouver cet auditorat perdu que les directions successives depuis des années réclament des discours plus immédiats et réduisent les répertoires marginaux (musiques du monde, musique contemporaine…). Sur ce point, je ne suis sans doute pas très représentatif des producteurs de France Musique. Eux pensent en majorité que l’on a perdu notre âme dans cette politique de simplification et de musicalisation ; pour ma part, je reste convaincu que la radio, média de masse par excellence, doit s’adresser au plus large public possible. Pas pour le plaisir de faire du chiffre ; mais, très égoïstement, parce que, quand on parle dans le poste, on préfère le faire pour 500.000 personnes que pour 5.000 ! Evidemment, si l’on veut conserver une exigence de contenu, cela réclame du doigté. On ne peut pas passer son temps à diffuser les Quatre Saisons.
J. H. : Mais que sait-on exactement du public ?
L. E. : Pas grand-chose en effet, c’est une partie du problème. Malgré quelques études qualitatives, on connaît assez mal ses attentes. Ou plutôt, on repère des désirs très différents et parfois totalement contradictoires. Par exemple, on nous réclame un discours toujours plus simple, plus direct, plus accessible ; mais on exige aussi que nous soyons des gardiens de la langue : on ne s’exprime pas n’importe comment sur France Musique, on n’y dit pas de gros mots (pour l’avoir fait parfois, je peux vous certifier que les réactions sont immédiates…). Dans le même ordre d’idées, on nous invite à transmettre un savoir « décontracté », pas pédant, non élitiste, évocateur même pour qui ne connaîtrait rien à la musique ; dans le même temps la précision du savoir transmis est constamment surveillée, comme si nous devions rester les garants d’un savoir de haute tenue. Il suffit de se tromper dans la datation de l’enregistrement pirate d’une soprano dont personne ne se souvient pour qu'un auditeur vous reprenne d’un mail comminatoire : « Allons, ce n’était pas le 12 avril 1943, mais le 13 ! Comment pouvez-vous faire une erreur pareille ! » Difficile dans ces conditions de satisfaire tout le monde : les instances de jugement s’appuient sur des systèmes référentiels si différents qu’ils en deviennent incompatibles.
J. H. : Finalement, le cas France Musique soulève, de manière plus générale, la question difficile de la démocratisation ?
L. E. : Absolument. Il faut rappeler qu’il y a eu, schématiquement, deux moments historiques dans la « démocratisation culturelle ». Le premier, impulsé par Malraux, supposait que la haute culture spécialisée devait être offerte telle quelle à tout un chacun ; et que le discours spécialisé (type Tribune des critiques des disques) pouvait être compris du grand public pourvu que ce dernier fasse l’effort de le comprendre. Cette politique a plus ou moins efficacement rempli son rôle, dominant l’inconscient des acteurs du domaine culturel jusqu’au début des années 80. Le second moment a symboliquement débuté avec le discours de Jack Lang à Mexico en 1982, et avec l’instauration de la Fête de la musique. Soudain, le terme « démocratisation culturelle » ne désignait plus la mise à disposition pour grand nombre des plus hautes œuvres de l’esprit, mais la reconnaissance des capacités créatives de chacun, quelles qu’en soient les formes. Jadis spectateur d’une haute culture admirable mais impartageable, chacun était appelé à devenir producteur et acteur de la culture qu’il se choisissait. Pour simplifier, la culture est passée en quelques années d’un régime esthétique à un régime sociétal ; l’horizon n’est plus l’œuvre mais l’individu, plus la chose mais la relation. Curieusement, l’essentiel des difficultés que rencontrent France Musique et plus globalement la musique classique depuis des années tiennent à la tension encore irrésolue entre ces deux conceptions.
J. H. : Lionel Esparza, vous êtes pianiste amateur, on vous présente comme quelqu’un lisant beaucoup de philosophie, quelles en sont les répercussions sur vos émissions ?
L. E. : De la philosophie je crois qu’il ne reste pas grand-chose. De la pratique du piano, en revanche, peut-être plus. Et cela fait, je crois, ma modeste singularité. Il est rare en effet que des journalistes cultivent une pratique intime les reliant directement à leurs interlocuteurs. Or, j’ai commencé le piano à l’âge de cinq ans, l’ai étudié assez sérieusement jusqu’à vingt-et-un ans, à l’École Normale entre autres, et je continue à jouer aujourd’hui encore en amateur. Cela me donne un rapport naturel, immédiat, instinctif et corporel à l’instrument, qui, d’une certaine manière, me rapproche des musiciens. Car on a beau dire que la musique est un phénomène sensible et intellectuel, pour l’instrumentiste ou le chanteur, c’est avant tout une affaire instinctive et corporelle. Le geste, le mouvement intérieur sont fondamentaux ; on ne se rend jamais assez compte de cette corporéité, voire d’une forme d’animalité du comportement instrumental.
J. H. : Pensez-vous avoir le même rapport au direct qu’un musicien au concert ?
L. E. : C’est très semblable en effet. Par exemple il y a en radio une différence fondamentale, en termes de technique et d’énergie, entre le direct et ce que l’on appelle le PAD (prêt-à-diffuser), c’est-à-dire les émissions enregistrées. La distinction est tout à fait analogue entre le concert et l’enregistrement. Dans le direct, comme en concert, il s’agit de créer une jonction avec l’auditeur, et de ne pas la laisser se distendre ; il y a toujours une forme d’urgence engendrant une pression (le trac), parce que ce qui sera dit (ou joué) ne pourra pas être rectifié. Dans le PAD, comme dans toute forme d’enregistrement, on peut se tromper, reprendre, monter, composer quelque chose a posteriori, rendre même valable un matériau initialement faible. Ce n’est donc pas du tout le même rapport au « nerf ». En direct, ou au concert, vous créez un événement ; avec un PAD ou un disque, vous fabriquez un objet. Très proche aussi est le rapport au « résultat ». Lorsque je réécoute une émission que je viens de faire, par exemple, je me trouve dans la même situation que le musicien qui vient d’enregistrer un disque : le haut degré d’insatisfaction est exactement le même. Car, comme les musiciens, on est confronté alors à un hiatus énorme entre ce qu’on veut faire (ou ce qu’on croit avoir fait) et ce que l’on a fait réellement. Ce hiatus apparaît d’autant plus monstrueux que vous êtes près du moment de l’enregistrement. Mais, le temps passant, vous finissez par oublier ce que vous vouliez faire ; ne reste que ce que vous avez réellement réalisé. Ça peut être autre chose que ce que vous pensiez, mais ça peut être aussi très bien.
J. H. : Vous dites sur Europe 1 en 2014 : « C’est un jeu qui est très prenant, très addictif, qui crée une sorte d’habitude, une fois que vous avez été pris par le virus, vous pouvez y rester très longtemps. C’est un jeu d’interaction entre soi et les autres, c’est dans cette interaction que l’on se construit. » Si l’on ne connaissait pas votre intérêt pour le poker, on croirait que vous parlez de votre émission...
L. E. : Vous savez, je ne joue plus au poker depuis longtemps. J’ai écrit un livre dessus parce que ce qu’il figurait dans le monde libéral, au moment de son succès planétaire, m’intéressait, plus que le jeu lui-même d’ailleurs. Mais ce que vous soulignez quant à l’interaction et, au-delà, quant à ce qu’elle peut engager de construction individuelle, est tout à fait juste. Professionnellement, j’ai commencé à faire de l’interview il y 18 ans. J’avais alors à peine 30 ans, une personnalité pas très aboutie, et beaucoup de problèmes personnels. La radio m’a apporté alors quelque-chose de très fort : la confrontation avec des personnalités originales, des discours élaborés, des approches inattendues, des modes d’être non seulement en musique, mais pour la vie en général. Elle m'a ouvert des perspectives dont il n’est pas exagéré de dire qu’elles ont été existentielles.
Ce qui est beau dans l’interview, c’est lorsque vous apportez une part de votre personnalité pour valoriser celle qui se tient en face de vous. Par une forme d’identification réciproque, d’effet miroir, deux personnes inventent quelque-chose ensemble, un moment de radio, et au passage se construisent un peu elles-mêmes à travers ce moment. Avec un effet humainement très bénéfique qui tient au cadre un peu contraint et à la situation d’instabilité qu’il entraîne immanquablement : soit, en tant qu’invité, parce que vous ne maîtrisez pas l’outil radiophonique ; soit, en tant qu’hôte, parce que vous devez à chaque instant veiller au bon déroulement de ce moment.
Quant à l’addiction, disons que le micro remplit assez opportunément cette sorte de « vide narcissique » qui est naturellement le nôtre. Tant qu’on est au micro, tant que le rouge s’allume, ce vide est comblé. Seulement, en cas d'interruption, le risque d’effondrement est réel ; d’autant que c’est un métier qu’on arrête généralement de manière forcée et violente, du jour au lendemain. Les personnes qui ne s’y sont pas préparées ont souvent du mal à rebondir, à retrouver du travail, à faire autre chose de leur vie. Moi qui n’ai jamais réussi à considérer cela comme un vrai métier, j’ai l’impression que je pourrais m'arrêter demain sans problème. Mais je me trompe certainement…
J. H. : Quel effet sur vous produit la présence invisible de milliers d’auditeurs derrière le micro ?
L. E. : Quand je suis au micro, je n’ai jamais de représentation intérieure des auditeurs ; c’est quelque-chose que mon inconscient ne prend pas en compte. Les gens qui imaginent les auditeurs sont généralement écrasés sous le poids de la responsabilité. Cent-mille personnes vous écoutent, il y a de quoi paniquer… Pour rester serein, il faut avoir l’inconscience de ce qu’on fait au moment où on le fait. J’ai eu la chance, alors que la situation de concert m’a toujours donné le trac, que le micro, à l’inverse, ne m’ait jamais intimidé. Aujourd’hui encore, en situation de conférence ou d’animation, la présence du public reste pour moi problématique ; au micro, aucun trac. Enfin, aucun trac invalidant ; juste ce qu’il faut de tension intérieure pour aller un peu au-delà de soi. Même, alors que je suis d’un naturel réservé, peu expansif, le rouge du micro déclenche immédiatement en moi une sorte de poussée de parole (je ne dis pas une libération), un appel ; je n’aime pas beaucoup parler mais là, rien à faire, il faut y aller. Du coup, j’ai toujours été « mieux » au micro que je ne le suis dans la vie.
J. H. : Quel est le meilleur angle d’attaque pour faire parler un musicien ?
L. E. : Il n’y a pas de règle, bien sûr ; tout dépend de la personne que vous avez en face de vous. Après tout, un entretien est une relation ; il se nourrit donc à parts égales des deux pôles de cette relation. Mais il ne faut jamais oublier que le studio, étant un espace de représentation conscient, met les invités en situation de fragilité relative, d’incertitude, de non-maîtrise, donc potentiellement de défensive. Ma manière, pas très originale d’ailleurs, consiste simplement à mettre en confiance, à créer une ambiance amicale et bienveillante propice au babillage. Il faut dire que mon objectif n’est pas d’aller débusquer en chacun les sales petits secrets ou les vices de discours (ce n’est pas de l’interview politique). Le plus important pour moi est d’ailleurs moins de faire du contenu (une émission où il se dit des choses supposées importantes) que de créer et transmettre une énergie. Longtemps d’ailleurs j’ai pensé que l’invité était le plus important dans le dispositif. A force, j’ai fini par me rendre compte que lorsque l’auditeur se branche sur un programme, c’est en fait d’abord pour retrouver la voix de l’animateur, sa manière, la tonalité de son émission, même s’il parle peu ou se contente de « passer les plats ». La fidélité que vous accordez à un programme au fond ne dépend que de lui, et non d’invités qui ne sont que de passage. C’est en ce sens qu’il faut entendre l’expression consacrée : « si l’interview est bonne c’est grâce à l’interviewé ; si elle est mauvaise, c’est à cause de l’intervieweur. » Ce n’est pas fondamentalement faux.
A suivre : Lionel Esparza s'exprime sur le Club des critiques.