La lune au-dessus de Londres était fine et parfaitement dessinée, un bon présage pour cette représentation de Pierrot Lunaire. Cette année, Kings Place célèbre le 140ème anniversaire de la naissance d'Arnold Schoenberg, compositeur autrichien réputé pour son détachement de l'influence classique et sa contribution au développement du dodécaphonisme.
Néanmoins, le sérialisme n’est pas le seul héritage du compositeur; et il y a plus à trouver dans l’œuvre de Schoenberg qu’un radicalisme théorique à priori inaccessible. Après tout, Pierrot Lunaire a beau être une œuvre atonale, sa trame est plus poétique que dodécaphonique. Alberto Portugheis, directeur artistique de cet événement, a décidé de mettre en valeur une facette différente du compositeur en inscrivant son œuvre dans une lignée historique.
Ainsi, le programme de la soirée souligne l’aspect dynastique de cette génération de musiciens: Schoenberg épousa la soeur de Zemlinsky, et sa fille Nuria, à son tour, épousa Luigi Nono. Nuria Schoenberg-Nono devait d'ailleurs assister à la soirée, mais s'est décommandée à la dernière minute. L’idée du programme est donc d'investiguer ces liens quasi-familiaux. L’atonalité n’est pas en tête d’affiche : l’ombre du post-Romantisme plane bien plus sur la soirée, influençant clairement Gerhard autant que Zemlinsky.
Schoenberg étant avant tout autodidacte, Alexander Zemlinsky est le seul de ses professeurs que l’on peut citer sans se tromper. Ce n’est donc pas particulièrement surprenant que les trois morceaux pour violoncelle et piano qui ouvrent le concert soient relativement neutres dans leur expression du Romantisme de fin-de-siècle. Il est ainsi difficile d'y trouver une influence manifeste sur les œuvres de son élève.
En revanche, lorsque le violoncelliste Rohan de Saram attaque en solo Dallapiccolla, les choses deviennent plus intéressantes. Les Ciaccona, Intermezzo & Adagio commencent élégantes et diaphanes, pour devenir ensuite plus sombres. De Saram en donne une interprétation d’une intensité remarquable, soulevant des questions profondes sur la tonalité et la mélodie, et donnant au programme une autre direction.
Lorsque les lumières se tamisent sur scène, plongeant les figurants dans l’obscurité, le quatuor vocal de Nono ¿Donde estás, hermano? précipite la soirée dans des eaux bien plus sombres. C’est un morceau difficile, presque immobile, qui pousse la voix féminine du râle au hurlement. Pour les sopranes en particulier, il se révèle être un vrai défi, mais malgré un regrettable incident de partition de la part du chef, le quatuor en livre une version à glacer le sang.
Les danses du Don Quichotte du catalan Roberto Gerhard, données en version piano solo, viennent comme une surprise agréable pour clore la première partie: tour à tour orageuses et tendres, elles mêlent les rythmes syncopés du jazz aux accords percutants, tout en restant profondément mélodiques.
Dallapiccolla, Nono et Gerhard servent ainsi remarquablement bien d’amorce pour cette soirée autour de Schoenberg, et la double lecture entre post-Romantisme et atonalité est aussi intrigante que bien équilibrée.
Mais le programme ne culmine vraiment qu’après l’entracte: après tout, l’intérêt principal de la soirée réside en la pièce maîtresse. Schoenberg est affilié à l’expressionnisme, et est l’un des principaux théoriciens de l’idée de Sprechstimme, à mi-chemin entre la récitation opératique et poétique. Pierrot Lunaire n'est donc pas un cycle de lieder, bien qu’il en soit le légataire, mais plutôt un mélodrame poétique, basé sur des textes de Giraud. Pour l’auditeur non-germanophone, il devient nécessaire de feuilleter les notes de programme. On aurait presque besoin de surtitres – les poèmes sont riches en images troublantes: la lune, le sang, les papillons de nuit; la brume, le parfum, les violoncelles. On y devine à nouveau clairement l’influence Romantique.
Le concert à Kings Place vaut le détour non seulement pour son programme, mais pour ses acteurs. Jane Manning interprète Pierrot Lunaire depuis 1965, et a d'ailleurs publié un livre à ce sujet. Lorsqu’elle apparaît sur scène, elle offre une réelle présence. Contrairement aux premières interprétations de la pièce souvent aliénantes, celle de Manning reste parfaitement subtile et accessible, soutenue par un quintette instrumental discret. Avec une économie gestuelle frappante, et un foulard comme unique accessoire, c’est elle seule qui possède la scène, utilisant sa voix comme un instrument dominant.
A la fois soprano et narratrice, elle parle, elle chante; mais sous ce voile, elle gémit aussi, chuchote, babille, supplie, glapit, taquine, gazouille. Tour à tour sournoise, naïve, stridente, ridicule, Manning nous fait osciller entre malaise, rire, et émoi en un tour de cordes vocales. C’est une prestation d’exception, qui vaut le détour même si ni ces idées de Sprechstimme et d'atonalité, ni Schoenberg lui même, n’inspirait a priori. Vous en quittez l’auditoire, sous cette même lune, dans un état second.