En ce 18 décembre, le Festival d’Automne 2019 touche à sa fin ; les balletomanes peuvent encore apprécier un dernier spectacle consacré à l'art de Merce Cunningham grâce au Ballet de l’Opéra de Lyon qui s’installe au Centquatre le temps de quelques représentations. D’abord immergés au cœur d’une atmosphère mystérieuse comme sait les créer l’immense chorégraphe américain, les spectateurs se retrouvent juste après propulsés dans un tout autre univers, celui d’Alessandro Sciarroni. Par contraste avec le caractère hautement abstrait, voire contemplatif, de l’œuvre de Cunningham, la pièce de Sciarroni insuffle aux corps une énergie électrique, fondamentalement captivante, dont l’intensité croissante ne cesse de s’amplifier jusqu’à atteindre un point de saturation rarement exploré. Une soirée très bien pensée, d’autant plus délectable que ce huis clos psychédélique entraîne le public dans un espace imaginaire bien loin des tensions de l'actualité.
Les abonnés du Festival d'Automne sont persuadés de désormais connaître l’esthétique de Cunningham sur le bout des doigts. Mais quelques minutes seulement après le début de ce dernier volet du cycle consacré à l'artiste, on peut se poser la question : connaît-on jamais vraiment l’art de Cunningham ? La réponse semble non, décidément. La complexité de l’œuvre de ce maître justifie non seulement que lui soit dédié un semestre entier d’intense programmation, mais incite aussi à une réflexion plus globale sur sa vision de la danse et la manière dont nous la recevons aujourd’hui.
Dans le ballet Winterbranch (1964), les danseurs tout habillés de noir se meuvent sur scène dans une semi-pénombre, avec une lenteur quasi systématique, devant un décor dont la nudité brute est adoucie par la grande baie vitrée qui enclot la scène du Centquatre. Bien qu’énigmatiques en tant que telles, la scénographie et la chorégraphie gagnent encore en étrangeté en étant associées à la musique bruitiste de La Monte Young. Un sentiment très net de distanciation du réel se fait jour, sentiment suscité par le fait que tous les éléments visuels et sonores apparaissent comme ponctuels, sans lien les uns avec les autres, et par là même dépourvus de sens : un corps traîné au travers de la scène sur un bout de tissu, une lumière giratoire nous éblouissant soudain de l’autre côté de la vitre, une danseuse en attitude se laissant doucement déporter puis glisser au sol avec l’aide d’un danseur déjà allongé par terre… Ces mouvements successifs présentent une caractéristique commune : la mise en exergue des lois physiques – inéluctabilité de la gravité, phénomène de réflexion des rayons lumineux, propriétés des forces et poids, etc. Comme souvent chez Cunningham, le temps se retrouve distendu, et on se laisse emporter dans un ailleurs indéfinissable.