Il fait très froid, les rues sont vides, la nuit est nimbée de brouillard ; pourtant, quelques balletomanes inépuisables se frayent un chemin jusqu’à Versailles pour voir ou revoir le Roméo et Juliette d'Angelin Preljocaj. Créé en 1990, ce spectacle utilise de façon partielle la musique de Serge Prokofiev pour servir une narration elle aussi retravaillée par rapport à la tragédie de William Shakespeare. Des partis pris qui pourraient presque convaincre s’ils étaient défendus jusqu’au bout. Mais cette relecture manque de cohérence et peine ainsi à déployer une véritable intensité dramatique.
On a du mal à se projeter dans une histoire d’amour quand on arrive face au sinistre décor conçu par Enki Bilal : c’est bien à une « improbable Vérone » qu’on a affaire, « passablement délabrée », « fictive » (nous dit Preljocaj), où deux castes sociales s’affrontent – les nantis, barricadés dans leur forteresse et protégés par une police militariste, et les laissés-pour-compte, munis de haillons, errant comme pour fuir le danger. En d’autres termes : les oppresseurs versus les oppressés. Cette transposition dans un univers tout droit tiré de 1984 est déroutante (originellement, les deux familles luttent l’une contre l’autre pour le pouvoir mais s’opposent sur un pied d’égalité), mais invite à une nouvelle approche de l’histoire dans sa globalité. Pourquoi pas. Cependant, c’est la première d’une longue série de propositions artistiques qui semblent alléchantes, quitte à être provocatrices, et se révèlent pourtant bien vite décevantes car ambiguës, artificielles, voire à la limite du contresens.
Il est vrai que s’attaquer à Roméo et Juliette est terriblement difficile. La difficulté est triple : il y a le texte (l’histoire), fixé par Shakespeare ; les ballets qui en découlent (on pourrait dire l’Histoire); et l’imaginaire populaire, comprenant cette tragédie et ces ballets, qui vient également se nourrir des opéras, des films, des mises en scène de théâtre, et surtout de ce que chacun se représente de l’amour impossible et éternel… Or Preljocaj a voulu retravailler chacun de ces trois aspects, et cela fait peut-être trop. D’abord – et c’est l’aspect le plus compréhensible mais le plus répréhensible -, l’histoire. La volonté de présenter le ballet dans une atmosphère non pas réaliste et historique, mais symbolique et chargée politiquement, biaise le propos dès le début, en le rendant simplement manichéen. Et pour autant, aucun ressort dramatique là-dessous. Tout du long, les méchants Capulet, vêtus de cuir, arborent matraques et chiens de garde et repoussent sans état d’âme les Montaigu, miséreux SDF, qui ne font de mal à personne et s’amusent entre eux comme ils peuvent. Les scènes les plus belles sont d’ailleurs les scènes d’ensemble, où l’on retrouve tout l’art chorégraphique de Preljocaj et où l’on apprécie la qualité de ses danseurs. En revanche, plusieurs incohérences majeures brouillent la compréhension, par exemple la tenue de Juliette pendant le bal. Les femmes du clan Capulet pavanent sur talons hauts dans des robes de cuir moulantes ; pourquoi donc Juliette est-elle la seule de son clan à être en blanc, presque dénudée ? Certes, c’est une enfant, elle incarne encore l’innocence, mais visuellement, elle est clairement apparentée aux Montaigu. Pas étonnant qu’elle les rejoigne sans aucune hésitation, à travers son attirance pour Roméo. De même, dans tout le spectacle, il n’y aura jamais un obstacle qui se dressera contre l’amour que Juliette porte à Roméo : les parents ont été éliminés de la narration, la nourrice semble complice (elle est ici dédoublée en deux femmes-oies protectrices franchement cocasses !), le cousin de Juliette n’est même pas tué dans cette version. Roméo, lui, devra se battre à peine plus, en se glissant dans la foule du bal, en tuant sans encombre un garde… Sur le plan narratif, c’est une faiblesse indéniable : les deux amants n’ont qu’à décider de s’aimer pour que cela advienne.