Le vent est tombé à Lagrasse. Il a plu dans la journée. Sous la Halle dont les piliers sont un assemblage de pierres prises par les villageois dans l'abbaye en signe de transfert du pouvoir du clergé régulier aux laïcs, le public a pris place pour assister à une lecture organisée par La Maison du banquet et des générations qui est un centre de rencontre et d'étude autour du livre et de la pensée qui tient un café littéraire et une librairie ouverts toute l'année dans la partie publique et laïque de l'abbaye de Lagrasse. Voici une belle synergie. Au programme aujourd'hui, « Opus posthume », la première des nouvelles de Voyages d'hiver, de l'écrivain barcelonais Jaume Cabré, publié en 2017, chez Actes Sud... par Françoise Nyssen qui allait devenir ministre de la culture quelques semaines plus tard. Derrière la table, Coraly Zahonero, de la Comédie française. Le silence se fait, « Nous sommes à Vienne et Schubert est dans la salle... ». Demain, dimanche, rencontre avec Francis Wolff, professeur émérite de philosophie à Normale sup', rue d'Ulm. Il sera question de « Pourquoi la musique nous fait-elle danser ou pleurer ? ».
Justement, Francis Wolff assistait au concert, samedi soir. Dans l'église, un chanoine et un jeune frère – chef de choeur – venus de l'abbaye voisine. Je n'ai pas osé demander à Francis Wolff ce qu'il avait pensé du concert, mais la question à laquelle il allait tenter de répondre dimanche tombait à pic : pourquoi et comment Yan Levionnois et Guillaume Bellom ont -ils provoqué une telle émotion dans le public ? Comment leur interprétation de la Sonate pour violoncelle et piano de Rachmaninov a-t-elle pu nous émouvoir à ce point que l'on avait envie de dire à nos voisins : « Ne me secouez pas, je suis plein de larmes ». Et c'est bien parce que l'on sait à peu près se tenir qu'on s'est retenu de partir danser dans les rues du village : oui, le vent rend fou en pays cathare comme la musique peut transformer qui la reçoit. Tentons une explication. Il y a chez Yan Levionnois et dans son attitude face à la musique un tel atticisme que son jeu se déploie dans toute la perfection de la forme portée par une éloquence qui nait du respect absolu d'un texte lu comme il doit sonner et non d'une façon scolastique. Est-on influencé par la vision de cet homme calme qui ne surjoue jamais l'émotion mais se tient dans une attitude si zen qu'il a quelque chose de mystérieusement extatique ? Fermons les yeux : rien ne change. Et l'on perçoit alors combien le piano de Guillaume Bellom participe de cette perfection : comment fait-il pour donner l'illusion de tirer une sonorité orchestrale, dont la clarté polyphonique ne mange jamais le violoncelle, mais le porte, se fond en lui avec une science qui ne se montre jamais et un son à se damner ? Immédiatement, j'ai pensé au miraculeux disque de Rachmaninov et Fritz Kreisler dans la Troisième Sonate pour piano et violon de Grieg ; miracle de deux artistes qui gardent leur individualité mais fusionnent pour n'en faire plus qu'un. Wolff a raison de se poser la question des larmes et de la danse.
A l'entracte, sous la halle, discussion passionnée avec l'un des frères de l'abbaye, chargé du chant grégorien. Emu lui aussi, et enthousiaste. Bon évidemment, lui dis-je, « ce n'est pas de la musique religieuse, mais Pie XII lui-même pestait contre les cantiques et les misérables musiques fonctionnelles et clamait qu'il entendait beaucoup plus Dieu dans les grandes œuvres classiques. » Propos accepté sans barguiner par ce jeune frère frappé quelques semaines plus tôt par l'influence grégorienne sur les Ogives de Satie, entendues à Lagrasse, jouées par un étudiant.