Il fut un temps où l’on aimait bien dire, en saluant les progrès de la science : « Jules Verne l’avait prédit ». En sortant de l’Opéra du Rhin, on se surprend à penser « Offenbach – et Scribe – l’avaient prédit », tant cette recréation d’une œuvre créée en 1860 et complètement tombée dans l’oubli depuis lors paraît coller à l’actualité la plus récente. Saluons au passage l’infatigable défenseur d’Offenbach qu’est Jean-Christophe Keck, pour son travail de reconstitution sur la base de partitions incomplètes d’époque et de sources retrouvées récemment, archives de la famille Offenbach et d’une bibliothèque universitaire américaine.
L’intrigue est assez simple. Dans une lointaine Lahore de fantaisie, le peuple ploie sous la tyrannie de gouverneurs odieux qui se font régulièrement défenestrer lors de soulèvements populaires. Excédé, le Grand-Mogol décide de nommer pour gouverneur un chien, Barkouf, ayant jadis appartenu à Maïma, une jeune fille qui seule à présent peut l’approcher (Barkouf n’est pas commode) et s’en proclame l’interprète. Elle transforme les aboiements de Barkouf en autant de mesures (baisse des impôts, suppression de la peine de mort) qui rendent Barkouf extrêmement populaire. Se greffent là-dessus, l’ambition sans cesse frustrée du Grand Vizir Bababeck – croisement entre l’indécrottable mauvaise foi d’un de Funès et la veulerie stupide de cet autre grand vizir qu’est Iznogoud – d’accéder enfin au poste tant convoité de gouverneur, des histoires d’amour contrariées et une guerre qui verra Barkouf (invisible durant tout l’opéra) périr héroïquement au front pour défendre Lahore contre les Tartares à qui l’infâme Bababeck et ses acolytes étaient prêts à livrer la ville. On n’oubliera pas d’ajouter que ce dernier devra renoncer à faire épouser sa fille Périzade par l’officier Saëb qui – nommé gouverneur par le Grand-Mogol – convolera avec son amour de jeunesse Maïma.
La mise en scène, fine et intelligente, de Mariame Clément – qui a d’ailleurs réécrit les dialogues parlés avec Jean-Luc Vincent – renonce dès le début à tout orientalisme, les décors et costumes de Julia Hansen situant l’action dans une époque vaguement contemporaine : ainsi la scène de marché qui ouvre l’œuvre n’a pour seul exotisme que celui de renvoyer à une espèce de Corée du Nord avec des officiers en uniformes à la soviétique (décorations abondantes et casquettes surdimensionnées). Mais le moment de surprise arrive quand apparaît l’agitateur Xaïloum, d’allure très « djeun », qui entame son air par les lignes suivantes, dignes d’un gilet jaune dévoyé, tendance casseur (accrochez-vous) : « J’aime le tapage/le remue-ménage/les bris de vitrage/ce qui me fait de l’ouvrage/j’ai la rage enfin de démolir ! »
On saura grâce à Mariame Clément d’avoir résisté à la tendance opportuniste de lui faire endosser un gilet jaune… même si elle cède à la tentation de l'actualité à l’acte III, affublant Bababeck et les conjurés de masques à l’effigie de MM. Macron, Hollande, Sarkozy, Philippe, Fillon, Mélenchon, Hamon et Mme Royal (le public a beaucoup apprécié). On notera aussi le tableau vivant où les défenseurs de Lahore reconstituent La Liberté guidant le peuple de Delacroix. Il faut encore signaler le remarquable décor des actes II et III, où d’immenses rayonnages (quatorze étages remplis de dossiers) tapissent tout l’arrière et les côtés de la scène, symbolisant une sinistre et oppressante – quoique peu efficace – bureaucratie.
Loin de se limiter aux quelques facéties signalées plus haut, le travail de la metteure en scène et de l’équipe musicale mérite les plus belles louanges pour le sérieux, l’invention et l’intelligence avec laquelle l’œuvre – qui en d’autres mains eût aisément pu tourner à la grosse farce – est abordée.