Les Diotima ne se sont pas fait la partie belle… Quel pari exorbitant que de vouloir jouer en une seule soirée l’intégrale des Quatuors de Bartók ! D’aucuns auraient pensé que ce qu’ont tenté les quatre musiciens était perdu d’avance : déjà que la nature même de ce qui se joue appelle un extrémisme de chaque instant, que ne fallait-il pas d’endurance physique, d’effort mental, pour soutenir trois heures durant les 22 mouvements que constituent le cycle ?
Un pari fou, ai-je dit ? Oui, et à plus d’un égard. Tout d’abord s’agissant du public : quand bien même les musiciens tiennent la distance, on hésiterait à en dire autant des auditeurs (dont un bon tiers roupillait au bout de la troisième heure, tout fin connaisseur qu’il est). Et s’ils l’ont gagné d’une façon magistrale, c’est qu’ils ont su faire valoir à côté des qualités stupéfiantes d’instrumentistes qu’on leur connaît une remarquable intelligence musicale.
Difficile quand on n’est pas né avec Bartók dans le sang de se trouver là des couleurs authentiquement magyares : disons-le, il n’y a pas beaucoup d’ensembles « de l’Ouest », même le Quatuor Emerson, qui puisse mettre ici la chaleur, l’impatience, cette justesse si particulière (qui dans le quart de ton cherche à s’encanailler) caractérisant les ensembles hongrois. Végh, Tátrai, Takač... ces syllabes, ces grincements, une voix étrangère certes peut les reproduire, mais ne leur donnera corps qu’en insistant exagérément sur le geste : en d’autres mots, les voilà contraints de fabriquer de toute pièce ce qui précisément doit relever de l’instinct. Et pourtant, le Quatuor Diotima nous a montré qu’en respectant en musicien les moindres indications, inflexions modales, l’on pouvait s'en tirer plus qu'honorablement. Rares sont les ensembles ayant réussi dans Bartók à trouver cet équilibre sans rupture entre domination cérébrale du texte et expression fervente de son contenu, qualités qui d’ordinaire s’excluent... De la même façon, les quatre musiciens sont parvenus à un engagement physique qui n’était ni adventice ni extérieur à la musique, mais au contraire générateur d’expression.
Les trois premiers quatuors partent de situations minimales : trames infimes à partir desquelles se déploie petit à petit l’énergie. De ces œuvres, les Diotima ont parfaitement compris la nature démiurgique. Ils épaississent le trait et raccourcissent les soupirs au fur et à mesure qu’avance la trame, sachant réintégrer dans leur geste musical des mouvements quasi brahmsiens. Tandis que règnent la discipline et le fini instrumental qui sont leurs armes maîtresses, les musiciens parviennent à traduire l’atmosphère étrange, magique du 1er quatuor, encore beethovénienne de facture. L’arrogance sonore qu’exige l’Allegro molto cappriccioso (2ème quatuor) est engagée avec la violence et l’intensité voulues.