Composés à moins de quatre ans d’intervalle, le Concerto pour piano n°3 de Rachmaninov et le Sacre du Printemps de Stravinsky n’en semblent pas moins appartenir à deux tenants divergents de l’histoire de la musique. L’un ancré dans la virtuosité pianistique de tradition post-romantique, joignant le geste technique au développement d’un style à la fois familier et étranger – en un mot, du côté de la langue - et l’autre, d’une redoutable modernité, refondant la matière et la forme mêmes dans une abolition manifeste de la structure - soit du côté du langage. Si le choix de mettre côte à côte des œuvres si dissimilaires n’est pas inaccoutumé, il fallait bien la solidité technique et la richesse expressive, rares, de l’Orchestre Philharmonique de Saint-Pétersbourg, alliées au brio et à l’élégance d’un Berezovsky en très grande forme, pour sublimer ces deux substances au détriment d’aucune. Un grand concert !
Purgé à la fois du goût trop prononcé des pianistes pour la démonstration, des alanguissements sucrés dont on baigne si souvent Rachmaninov, et du choix à double tranchant d’une vélocité devenue marque de fabrique de Berezovsky, le Concerto n°3, que le pianiste connaît, certes, sur le bout des doigts, toucha tout simplement à la perfection. Au milieu de l’orchestre, accoudé au chef, le couvercle ôté de son piano, le regard balayant le moindre pupitre complice, Boris Berezovsky, dès l’ouverture sur le célèbre thème, d’une simplicité désarmante, fit montre d’une diversité et d’une fluidité de jeu remarquables. Tour à tour poignant, d’une légèreté surhumaine dans les envolées et enchevêtrements, d’une sincérité à toute épreuve, Berezovsky ne fait jamais de son étourdissante technique un argument musical. Mieux encore : chez Berezovsky, la virtuosité ne se contente pas de se mettre au service de la musique : elle est la musique, dans son appréhension même du flot de notes aux confins du thématisme, dans son déroulement d’un fil narratif fait de blocs harmoniques et d’infinies couleurs. On a pu accuser Rachmaninov, en son temps, de se terrer dans l’héritage de Liszt et de Chopin, ou de n’en constituer qu’une négligeable excroissance, pour mieux échapper aux bouleversements successifs de la tonalité et du timbre. C’était oublier qu’il demeure chez Rachmaninov cette teneur mélancolique, mais également l’émoi dionysiaque d’un Liszt, et une étrangeté nouvelle, à l’œuvre dans les magistrales cadences mais également dans la texture même de l’orchestre – belle introduction de l’Intermezzo – auxquelles Berezovsky et Temirkanov rendirent allègrement justice.