Plus qu’un simple opéra, Boris Godounov a acquis le statut de symbole national en Russie. Tant la musique de Moussorgski, que l’histoire si tragique et grandiose de ce tzar criminel, le contenu psychologique, la mise en scène de 1948, ou les décors magnifiques, tout concourt à assimiler l’œuvre au pays, en particulier cette atmosphère si spécifiquement russe qui prend le contre-pied de l’opéra italien ou français. Atmosphère grave et sinistre d’un peuple terrassé par la famine dans la Russie encore archaïque de la fin du 16e siècle. Une histoire sombre qui sert un opéra d’une grande force et d’une grande beauté. Si ce peuple tantôt implorant, tantôt se révoltant, en servant de ciment et de moteur à l’intrigue, forme un personnage à part entière, il se dresse en quelque sorte comme miroir de la conscience de Boris Godounov. Conscience torturée par la culpabilité de ce tzar qui doit son pouvoir au meurtre du jeune tzarévitch Dmitri, fils d’Ivan le Terrible. Si la vérité historique n’est pas la préoccupation première de Pouchkine ou Moussorgski, cette version a l’avantage de dresser le portrait d’un tzar Macbéthien, rongé par le remords, et sans cesse hanté par le fantôme de Dmitri, qui va finalement le mener jusqu’à la tombe. Mais si le personnage de Shakespeare est au début vaillant et sûr de lui, il n’en va pas de même de Boris Godounov. Excluant de l’intrigue le meurtre du Tsarévitch, l’opéra s’ouvre sur une scène dans le monastère de Novodévichy, où le peuple implore Boris d’accepter le trône « Ne nous abandonne pas, cher Père / Ne nous laisse pas tout seuls / Aies pitié de nous ! », et Boris de refuser, prétextant qu’il n’est pas à la hauteur, avant d’accepter ; on l’annonce alors comme implacable. Le tzar apparaît donc dès le début comme un personnage terrifiant et pitoyable, et ces deux extrêmes, sans être exclusifs, créent des tensions qui écartèleront son âme, jusqu’à ce que les remords dévorent tout.
Si Boris Godounov est l’opéra russe par excellence, la version du Bolshoï, dans la mise en scène de 1948 avec l’orchestration de Rimski-Korsakov, est la version par excellence. Mise en scène traditionnelle donc, restaurée en 2011 par Igor Ushakov. Les costumes majestueux de Boris et des boyards n’en finissent pas de crouler sous leur magnificence, alors que le peuple arbore de simples guêtres. Pesanteur et rudesse qui se trouvent au cœur-même de la musique de Moussorgsky. Mais si la profondeur de la tessiture confère à la musique un caractère solennel, cette solennité reste toujours âpre, sans apparat ni pompe, ni componction aucune. C’est que la musique, à l’image des personnages de l’opéra, est sincère et va droit à l’essentiel.