Le directeur des Chorégies d’Orange Jean-Louis Grinda aime visiblement Guillaume Tell de Rossini : il le mettait déjà à l’affiche en 1997 à Liège lorsqu’il était à la tête de l’Opéra Royal de Wallonie. Et puis à l’Opéra de Monte-Carlo, dont il tient les rênes depuis 2007, c’est lui qui avait mis en scène le titre en 2015, avec dans les trois rôles principaux Nicola Alaimo (Guillaume Tell), Annick Massis (Mathilde) et Celso Albelo (Arnold).
On retrouve ici bien des idées du spectacle monégasque, mais adaptées à l’échelle de l’immense plateau du Théâtre Antique : par exemple, la pomme est devenue ce soir un très gros pamplemousse ! La scénographie d’Éric Chevalier s’appuie surtout sur des vidéos projetées sur le mur : une carte en noir et blanc de l’Helvétie au début de l'ouvrage, puis le plus souvent un paysage de montagne. Ce sont aussi des arbres pour l’entrée de Mathilde dans son air « Sombre forêt », un mur de château avec blasons en surimpression du mur d’Auguste quand Gesler et ses soldats sont présents (acte III), ou encore une charpente calcinée et fumante pour l’air « Asile héréditaire » (acte IV). Immédiatement après l’ouverture, le soc tiré à force d’homme par un Guillaume Tell massif, dans la petite bande de terre posée sur la largeur de l’avant-scène, est peut-être la plus belle image de la soirée, même si plus tard l’entrée en scène de Mathilde à cheval produit aussi son petit effet. Une tournette au centre du plateau est utilisée mais avec une grande et heureuse parcimonie – le meilleur étant certainement l’acte IV quand les prie-Dieu, après une petite giration, viennent se positionner de sorte que le trio féminin est chanté agenouillé, tourné vers le public. Les ballets de l'acte III sont à peine esquissés, les Helvètes dessinent un grand cercle, sous la menace des soldats autrichiens, puis s’écroulent à terre l’un après l’autre.
On retrouve également les trois solistes principaux de l’édition monégasque, à commencer par le baryton italien Nicola Alaimo, depuis plusieurs années une référence pour le rôle-titre : prononciation d’une remarquable qualité, voix homogène et volumineuse, sauf ses plus extrêmes aigus, très rétrécis, presqu’étranglés. Son air « Sois immobile » (acte III), accompagné au violoncelle seul, est un très grand moment d’émotion et d’humanité. Le héros serre son fils Jemmy qui fait ce soir au moins deux têtes de moins que lui – la soprano Jodie Devos, jolie voix pimpante et timbre juvénile. Annick Massis (Mathilde) se montre elle aussi en grande forme vocale. L’élocution est de qualité superlative, l’agilité bien huilée ; elle se permet même de petites variations électrisantes sur son air d’entrée en ajoutant des aigus. Elle connaît également ses limites (un registre grave bien plus discret) et, lorsque la virtuosité de la partition menace de la dépasser, elle adapte très légèrement sa partie avec une grande intelligence musicale. Le ténor Celso Albelo fait entendre quant à lui un français correct mais encore perfectible. Le timbre est de couleur nasale mais la ligne vocale conduite avec élégance, les aigus et suraigus sont projetés avec vaillance, comme dans la cabalette « Amis, amis » qui suit « Asile héréditaire » (acte IV), aboutissant à une conclusion « Aux armes » pleine d’entrain guerrier.
Basses déjà présentes à Monte-Carlo, Nicolas Courjal dessine un Gesler vraiment méchant, au grain vocal noir et mordant, tandis que la puissance de Nicolas Cavallier (Walter Furst) s’accompagne désormais d’un vibrato inquiétant. Autre basse, Philippe Kahn se montre suffisamment sonore, son vibrato correspondant de près au personnage du vénérable Melchtal. Au tout début de l’ouvrage, l’air « Accours dans ma nacelle » chanté par le ténor élégiaque Cyrille Dubois (Ruodi) est plein de grâce, et le texte d’une clarté extrême. L‘autre ténor Philippe Do (Rodolphe) est bien en place, tout comme la mezzo Nora Gubisch (Hedwige), mais beaucoup moins bien chantant le Leuthold de Julien Véronèse qui pousse trop son instrument, en dangereuse limite de déraillement.