L'an passé, le centenaire Puccini avait fait espérer la création des Villi, d’Edgar ou de La rondine à l’Opéra de Paris, ou à défaut de nouvelles productions de Manon Lescaut ou du trittico. Mais l’« année Puccini » s’est achevée sans aucun hommage de la première scène nationale au compositeur lucquois, engendrant une forte déception chez ses admirateurs… Déception ô combien compensée par la création in loco, ce mardi 26 avril, d’un spectacle importé de Salzbourg : Il trittico, placé sous l’égide de Christof Loy pour la réalisation scénique et Carlo Rizzi pour la direction musicale.
C’est avant tout la qualité d’ensemble du spectacle qui saute aux yeux – et aux oreilles. Tous les artistes (à l’exception du chef) étaient déjà présents à Salzbourg en 2022, et l’on sent entre tous les chanteurs-acteurs une complicité, un plaisir de jouer et de chanter ensemble, un esprit d’équipe hautement appréciables.
Dans ces conditions, il devient parfaitement vain pour le critique d’ergoter sur tel ou tel aspect de telle ou telle performance vocale. Ce qui compte avant tout, c’est la formidable cohésion de l’équipe, au sein de laquelle brillent quelques éléments sans qu’ils donnent jamais l’impression de tirer la couverture à eux, du Schicchi impeccable de Misha Kiria, évitant toujours de sombrer dans le cabotinage et restant constamment bien chantant (sans pour autant sacrifier la dimension comique du personnage) au Michele de Roman Burdenko, brutal et violent certes, mais aussi anéanti par la douleur et le chagrin (bouleversant « Resta vicino a me »). Très belles interventions également de Dean Power en Gherardo dans Gianni Schicchi et surtout en vendeur de chansons dans Il tabarro, où il égrène avec délicatesse les couplets racontant la mort d’une certaine Mimì…
Cette cohésion de l’équipe, musicale et scénique, nous la devons avant tout aux deux maîtres d’œuvre du spectacle. Carlo Rizzi, dont les affinités avec ce répertoire sautent en permanence aux oreilles. Fluidité du discours, équilibre entre les pupitres, transparence du flux sonore mettant en lumière l’étonnante modernité de l’écriture puccinienne et sa grande richesse orchestrale et harmonique, sobriété et dosage des effets : un sans-faute, à la tête de musiciens de l’Orchestre de l’Opéra d’une précision, d’une justesse, d’une variété dans les couleurs et les nuances peut-être supérieures encore à ce qu’ils font entendre habituellement.
Le spectacle réglé par Christof Loy est quant à lui une très belle réussite. Le metteur en scène allemand a choisi de modifier l’ordre prévu par le compositeur en faisant se succéder les registres comique (Gianni Schicchi), dramatique (Il tabarro) et pathétique (Suor Angelica). Crime de lèse-Puccini, diront certains ? Il faut reconnaître pourtant que le crescendo émotionnel ainsi mis en œuvre est d’une efficacité redoutable : les spectateurs glissent progressivement de la comédie à la tragédie sans que le spectacle perde de sa cohérence, notamment grâce aux décors sobres d'Étienne Pluss, aux beaux costumes conçus par Barbara Drosihn, et surtout grâce à la finesse du jeu d’acteurs réglé par Christof Loy.
Le moindre geste, la moindre mimique des chanteurs-acteurs fait mouche, et tous les personnages, même les plus secondaires, acquièrent une épaisseur étonnante, tels la sœur Dolcina dans Suor Angelica, dont la gourmandise semble en réalité masquer une fêlure plus profonde, ou encore la Frugola ou Il Tinca dans Il tabarro, que l’on devine cabossés par la vie, avec un passé possiblement douloureux…
Renonçant aux procédés les plus en vue du moment (usage de la vidéo, transposition de l’intrigue dans un chronotope sans rapport aucun avec celui prévu par le livret), Christof Loy sert l’œuvre avec sobriété, efficacité, poésie, émaillant sa lecture de quelques trouvailles dont la plus bouleversante est sans doute le moment où Suor Angelica, anéantie par la mort de son enfant, se défroque, revêt les vêtements qu’elle portait en arrivant au couvent, allume une cigarette… avant de commettre l’irréparable.