« Les Jardins secrets de Brahms » : quand l'idée lui est venue de consacrer un dimanche à la musique du compositeur allemand, le Théâtre de la Ville n'imaginait pas que l'automne serait si radieux, si chaud et doré, que se serait un plaisir de descendre les Champs-Elysées en empruntant le chemin buissonnier des magnifiques jardins qui prennent leurs aises le long de l'avenue Gabriel jusqu'à l'Espace Pierre-Cardin. C'est dans cet édifice qui abrite un bar et des salles de spectacles, autrefois appelé le Café des ambassadeurs, haut lieu de la diplomatie fêté par Cole Porter, que le théâtre parisien a pris ses quartiers, pendant les travaux de réfection de son port d'attache, arrimé face au Châtelet, le long des berges de la Seine.
Il fait beau et chaud jusque dans la petite salle noire, aux confortables fauteuils rouges posés dans des allées larges. Sur la scène, un grand Steinway de concert attend les deux jeunes pianistes qui vont se partager un récital sans entracte, alternant piano à deux et à quatre mains. Pavel Kolesnikov entre en scène le premier. Tout en jambes, minces, visage pâle mangé par de grandes lunettes noires. Il s'assied face au piano et sans guère attendre, le silence s'étant mystérieusement fait quand il est arrivé, il pose ses mains sur le clavier pour jouer le premier des Trois Intermezzos op. 117. Surprise d'un tempo lentissime, d'une sonorité concentrée, tenue, écoutée, contrôlée, modelée dans la profondeur du clavier. On attendait que ce premier intermezzo noté « Andante moderato » soit plus allant, plus immédiat de phrasé. Mais Kolesnikov ne l'entend pas ainsi. Il en fait une prière, tendant vers le silence : la musique ici s'y enfonce comme des pas sur le neige. Miraculeusement, le musicien convainc, car cette lenteur, cette concentration sonore, cette sonorité ancrée dans la profondeur de l'harmonie tout en étant chantée est débarrassée de tout affect expressif. Nous sommes au-delà de la douleur, certainement pas dans le récit. Nous sommes dans la solitude, la nostalgie, la révolte éteinte du dernier Brahms... qui affleure dans son œuvre depuis toujours : que l'on songe à ses Ballades op. 10. C'est ainsi que Kolesnikov nous fait entendre tout l'opus 117 : vraiment comme les fameuses berceuses de ma douleur dont parlait le compositeur. C'est admirable, pas ordinaire du tout, mais d'une maîtrise intellectuelle, pianistique et musicale qui émeut autant qu'elle impressionne.