C’est la fine fleur du théâtre allemand qui est réunie pour cette Traviata au Grand Théâtre de Genève. La metteuse en scène allemande Karin Henkel s’est notamment entourée d’Aleksandar Denić aux décors, grand collaborateur de Frank Castorf lors des dernières décennies à la Volksbühne de Berlin, ainsi que de Malte Ubenauf, dramaturge dynamiteur s’il en est et fidèle compagnon de route de Christoph Marthaler. Quelques noms qui dispensent d’en dire plus long sur les ambitions de cette Traviata, peut-être plus dévoyée que jamais, assurément risquée et étonnante.
Dans un très beau décor relevant tant de l’ancien hôpital désaffecté que d’un bâtiment de réception à l’abandon, patiné façon Berlin-est, éclairé aux néons, surmonté de trois puits de lumière supportés par deux colonnes aux piètements bois, la metteuse en scène fait le pari de distancier l’émotion dans l’une des œuvres les plus romantiques du répertoire italien. La mort y est omniprésente du début à la fin. Pour Karin Henkel aucune joie, même éphémère, ne semble envisageable dans cette histoire de mœurs, portrait d’une femme instrumentalisée par une société festive où seul l’argent et l’instrumentalisation des femmes règnent en maître.
Jetés dans ce purgatoire profane, les personnages hiératiques errent entre l’attente d’une résolution existentielle et le ressassement des causalités qui ont mené à cette tragédie : la mort de Violetta. Celle-ci est d’ailleurs révélée dès la suite du prologue avec l’exposition du 2ème couplet de l’« addio del passato ». Défilent alors une Violetta enfant vendue à un homme, une Violetta morte dans son cercueil, une Violetta sous perfusion et une nouvelle Violetta amenée pour l’occasion. Car le procédé principal qui consiste à diffracter le personnage de Violetta et la partition essentiellement en trois états – présent, passé et post mortem – pourrait relever d’une facilité de mise en scène s’il n’était à ce point travaillé au scalpel.
Jeanine de Bicque campe la Violetta principale, c’est-à-dire celle qui conserve l’essentiel du rôle et des moments où Violetta jouit de l’instant présent, où chacun des mots est goûté jusqu’à la lie (son « croce e delizia » est un fruit mûr laissant éclater tout son jus), de son soprano colorature vif argent. De Bicque sait tirer les meilleurs effets de ses habituels contrastes de phrasés entre des pianissimos sur le fil et des aigus étincelants. S’il lui manque vocalement l’ampleur dramatique du rôle, on peut compter face à elle sur la soprano Martina Russomano, que nous avions tant aimé à Strasbourg il y a peu dans une autre Traviata tout autant féministe. Elle porte l’aspect dramatique du personnage en récupérant de la partie de Violetta seulement quelques phrases et parties chantées, interventions mineures tournées vers le doute, le regret, la déploration et la désillusion (« vous arrivez bien tard »), en parfaite complémentarité avec la voix et la présence de Jeanine de Bicque.
Un simple regard face au public suffit à nous communiquer l’inéluctable. Une veut vivre, l’autre se sait mourir, consciente de la répétition d’un mème sociétal. Enfin, quelle émotion devant le corps comme démembré façon Egon Schiele de Sabine Molenaar, jamais illustrative, toujours sentie, Traviata fantôme de l’au-delà, résistance muette et éloquente à l’outrage. Seul regret vocal de ces représentations en double cast, l’Alfredo en peine de Julien Behr, surtout lors de ses morceaux de bravoure au début de l’acte II, inaudible par moments, toujours serré dans son émission sur son registre aigu et avec des choix de phrasé douteux.
On est réservé, mais pourtant intéressé par nombres d’idées qui sont proposées, par cette sanctuarisation et délimitation scénique de l’émotion dans des métaphores et des gestes qui frôlent le cliché d’une tradition de Regietheater, déréalisant le propos – parfois de manière trop appuyée comme dans les costumes de l’équipe médicale autour de Violetta ou des chœurs. Ces gestes, ce sont les petits pas dansés par quelques hommes de mains du Giorgio Germont de Tassis Christoyannis en contrepoint à son solennel et machiavélique « di provenza il mar, il suol » – impeccable de diction et de phrasé par ailleurs ; le long match de boxe en parallèle aux explications entre Violetta et Alfredo chez Flora à l’acte II ; les personnages principaux par longs moments assis face public, comme désincarnés.
Les tentatives sont là et louables, y compris dans les déplacements des morceaux musicaux – et que les ayatollahs genevois du respect du texte musical se rassurent : toutes les bonnes bibliothèques du monde conservent assurément une version originale non modifiée de la partition ! Sanctuarisation de l’émotion à l’orchestre enfin où Paolo Carignani recherche en tout point la ligne et la mélodie, apportant du drame là où la scène le diffuse au compte-goutte. Sur le « parigi o cara », le chef italien nous démontre par a + b que l’on n’a pas idée de tout ce que peuvent contenir des pizzicati, les variant inlassablement ! Élan de générosité dans une proposition dont l’austérité et l’observation d’une société mortifère nous aura en tous cas offert une lecture nouvelle du chef d’oeuvre de Verdi.
Le déplacement de Romain a été pris en charge par le Grand Théâtre de Genève.
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