L’incorrigible fauteur de trouble ! Mais qu’un jeune musicien, un rien énergumène, balzacien jusqu’à l’agressif, au bout de deux ans ait gardé intacte sa différence, sa part de dérangeante fantaisie, c’est déjà un exploit en soi. De Lucas Debargue, nous avions gardé le souvenir ému d’une Sonate de Liszt hypersensible, débordant de son cadre formel, et le souvenir plus amer d’un 2ème concerto de Beethoven plombé par des agaceries permanentes. Appâté par le rapprochement de Schubert avec Szymanowski, programme de son dernier disque chez Sony, nous sommes allé l’écouter à la Philharmonie de Paris. Grand bien nous en prit.
Pari dangereux que celui d’attendre si longtemps avant de poser la première note d’un récital : il vient un moment où la tension redescend, où le public se dissipe de nouveau. À l’image du pianiste, la Sonate n°13 en la majeur de Lucas Debargue est un peu hyperactive. Elle furète à droite et à gauche, s’immobilise sur un silence, tend l’oreille sur une tenue. À ses doigts, au placement de ses mains, le musicien porte une attention constante, si bien que l’épanouissement peine à gagner l’Allegro moderato. La tradition nous a habitué à un Schubert ample, draguant derrière lui le poids de son passé. Le sien, pratiquement dépourvu d’inertie, se renouvelle à chaque geste, d’où à la fois une fraîcheur inattendue mais aussi une narration globalement plus décousue. Localement, c’est du très beau piano, mais le danger se fait sentir de la désagrégation de l’œuvre en moments disparates, juxtaposés les uns derrière les autres (même reproche qu’on aurait pu faire à sa Sonate de Liszt). Les partis pris, souvent à l’emporte-pièce, vrillent l’écoute. Au moins, personne ne s’endort sur son siège.
Tout sfumato, tout vernis pudique a été impitoyablement gommé de la Sonate n°14 en la mineur. De cette sonate, Lucas Debargue s’attache à faire ressortir l’étrangeté. Plutôt que de la brosser dans le sens du poil, il en affronte chaque geste, trait et accord. Apparaissent à nu les clashes de sonorité, les brusqueries. Plutôt que de sublimer la verticalité de l’écriture, on dirait au contraire qu’il la dénonce. Ce fut un des grandes qualités de pianistes tels que Kempff, ou plus près de nous Pires, que de ne jamais se complaire dans la facilité du contraste et de privilégier la variété au sein de la subtilité. Veut-on aujourd’hui bousculer ces traditions, force est de recourir à des moyens beaucoup plus primitifs, voire à l’absence de moyens, en offrant parfois de la « matière brute ». Peut-être Debargue met-il là l’accent sur une responsabilité du musicien vis-à-vis de son art, de lui-même et du spectateur ? Serait-ce ici l’avènement d’une interprétation engagée, cultivant une distance « critique » au texte, délaissant la « ligne spirituelle » ? Tout porte à le croire. Plutôt que d’y apporter une réponse personnelle, Lucas Debargue laisse systématiquement toutes les questions ouvertes.