Maurizio Pollini entre en scène comme à son habitude, d'un pas rapide, le dos légèrement voûté, souriant mais tendu. Il salue. A peine est-il assis devant le piano qu'il se lance dans l'Arabesque de Schumann. Surprise d'entendre un chant dru, plein, dense, sombre s'échapper de l'instrument par nappes qui se déploient dans l'acoustique généreuse de la Philharmonie pleine à ras bord. L'opus 18, d'un coup, change de visage : elle est moins lumineuse, moins charmante, plus sombre, plus introvertie et tourmentée, sa mélodie n'est plus portée par l'accompagnement, mais elle naît de l'harmonie, un peu comme Chopin le fait dans sa Première Etude op. 25. Tout à l'heure, quand le thème reviendra après la partie centrale plus agitée, Pollini fera sonner plus clair le chant, en timbrant plus nettement chaque note pour nous conduire vers cette fin si poétique qu'il a bien raison de jouer en respectant le soudain forte demandé par Schumann. Pour un peu, on ajouterait presque l'Arabesque ainsi jouée aux Kreisleriana qui la suivent.
Dédié à Chopin, l'opus 16 de Schumann est une œuvre intimidante pour le public et plus encore pour le pianiste confronté à des sautes d'humeur incessantes, des contrastes dynamiques parfois inconfortables, à une écriture complexe, à l'harmonie touffue, à la polyphonie pas toujours facile à suivre et piégeuse pour la mémoire. Les Kreisleriana alternent des pièces aux atmosphères opposées, voire changeantes au sein même de chacune. Elles exigent tout de l'instrumentiste et demandent à l'artiste qu'il soit le médium des sentiments contradictoires qui s'y expriment. Maurizio Pollini y est prodigieux dans sa façon d'unifier l’œuvre en effaçant les césures habituellement marquées entre chaque pièce. Il n'y en a plus huit, mais une grande œuvre aux lignes mouvantes, tant elles sont liées ce soir les unes aux autres par une pensée et un geste instrumental nés d'une concentration aussi forte que la soumission de Pollini au texte est librement consentie. Nulle distance dans cette interprétation quasi furtwanglérienne, née d'une nécessité organique irrépressible et portée par un piano orchestral qui s'appuie sur des graves d'une profondeur et transparence inouïes. Pollini déplace les lignes, nous entraîne dans un univers de fantaisie et de chimères en renouvellant notre compréhension du chef-d’œuvre de Schumann.
Il faut bien tout un entracte pour se remettre d'une telle émotion. Une toute autre histoire nous attend avec Chopin, dont Pierre Boulez m'avait dit un jour toute l'admiration qu'il portait à ce révolutionnaire. Furtwängler également mettais en garde : « Méfiez-vous de celui qui n'aime pas Chopin ». Chopin est un vieux compagnon de route de Pollini, mais c'est un frère qui ne laisse pas beaucoup de liberté à qui le joue, sauf à prendre de grands risques. Pour commencer, les deux Nocturnes op.55. Le premier – marqué « Andante » – gagnerait sans doute d'être pris un peu plus... allant, d'être un peu plus serré sur le plan rythmique : sa mélancolie n'y perdrait rien. Mais le second... Mon Dieu ! Dès le si bémol on est cloué : Pollini le lance comme un appel wagnérien, faisant sonner tout le piano dans l'intervalle harmonique si tendu qui nous conduit au do et au trille qui ouvrent cette pièce funambulesque. Il ose un rubato insensé dans un tempo lui-même mouvant, sans jamais que le 12/8 de la pièce ne s'estompe, même si Pollini efface la barre de mesure en rendant vivantes et indépendantes temporellement les lignes entrelacées de ce chef-d’œuvre parmi les chefs-d’œuvre de Chopin. Et quelle sonorité d'or et de bronze ! Elle emplit la Philharmonie.