Après deux éditions marquées par les aléas climatiques du pays de Caux, le festival Écho des falaises bénéficie enfin de conditions favorables à Butot-Vénesville. En arrivant au Château du Profil, lieu central du week-end, on est presque déçu de découvrir ce manoir de brique à la symétrie extrêmement satisfaisante sans le moindre vent de face : les alizés de la côte d’Albâtre, à 5 kilomètres, ne semblent pas mélomanes. Tout est donc réuni pour déambuler sereinement dans le parc du château, vaste pelouse à l’ombre de ses grands arbres, parsemée de tables et de transats engageants, de stands de restauration locaux et de jeux pour enfants.
Le Château du Profil pendant le festival Écho des falaises
© Diego Dujardin
Accueillir toutes les tranches d’âge est une dimension structurante du festival organisé par la famille de sa directrice artistique Marie Leclercq, musicienne de l’Orchestre de Paris et autrice de littérature jeunesse. La conteuse Catherine Pallaro y déploie son art au service de « contes de poche » et autres contes musicaux. Dans la salle des fêtes du village, yeux grands ouverts, têtes blondes et grises boivent ses paroles au relief exacerbée par le violoncelle de Marie Leclercq. Saviez-vous que cet instrument rend à merveille le bruit d’un métier à tisser, d’une pomme qui tombe, d’un furet qui farfouille dans les feuilles ou encore d’un braconnier qui se gratte le crâne ? Ces jeux de bruitage laissent par moments leur place à de véritables extraits musicaux, de Bach à Saariaho en passant par Ligeti.
Dans l’après-midi, la violoncelliste se charge elle-même de raconter Pierre et le Loup dans l’église Saint-Amand-et-Saint-Mathurin, accompagnée au piano par Laurent Wagschal. Au cours d’une lecture qui invite intelligemment les jeunes spectateurs à participer, on ne peut que sourire en voyant ces enfants aux dents de lait mimer le terrible loup et ses crocs carnassiers. La réduction pour piano seul, de la plume de Prokofiev lui-même, n’a pas à pâlir de la version orchestrale. Certes on perd en diversité de timbres, mais le pianiste réussit avec beaucoup d’éloquence à exprimer les ambiances et niveler les dynamiques.
Laurent Wagschal et Marie Leclercq dans Pierre et le Loup
© Diego Dujardin
Non content d’intéresser les enfants à la musique, le festival s'adresse également à un public plus adulte à travers une intervention de Guy Leclercq, ancien professeur d'écriture musicale au Conservatoire de Dijon. En partant de thèmes connus de tous (« Frère Jacques », « Au clair de la lune », « J’ai du bon tabac »), le professeur, au piano, aborde un très grand nombre de notions en faisant participer un public désireux d’apprendre : modes mineurs et majeurs, oreille interne, rythmes binaire et ternaire, harmoniques et résonances, pour finir avec un exercice de styles énumérant différents compositeurs célèbres. Un étonnant boléro à la tabatière conclut cette séance d’initiation à la musique classique.
Au cours de son exposé, Guy Leclercq a abordé les différentes sources d’inspiration qui peuvent être à l’origine d’une création musicale, entre autres la nature et la littérature. C’est précisément ce qui a motivé le créateur sonore Christophe Sechet pour les deux installations sonores qui ont ponctué le festival. Entremêlant de nombreux enregistrements réalisés le long de la Durdent, fleuve côtier voisin, « Le Son du Fleuve » aurait été une véritable immersion si davantage de fondus liaient les extraits : oiseaux, roulis et pales de moulin s’entrechoquent parfois de manière saccadée.
Une installation dans la Nuit Maeterlinck
© Diego Dujardin
Accessible le vendredi soir, la « Nuit Maeterlinck » est une plongée au cœur de l’univers du dramaturge belge, mêlant le travail sur le son de Christophe Sechet aux images choisies par Alice Schÿler Mallet. Les festivaliers équipés de casques audios sont invités à déambuler dans le verger du château, éclairé de loin en loin par quelques torches et deux guirlandes lumineuses au sol, écoutant dans la pénombre des lectures tirées d’œuvres de l’écrivain tandis que sont projetées en boucle des vidéos sur les murs de brique délimitant l’espace. Chaque extrait bénéficie de bruitages propres : à la lecture précipitée et oppressante de L’Intruse avec des jeux d’écho répond le ton professoral de La Vie des abeilles, nimbé de bourdonnements. Si l’on retrouve les principaux motifs du symboliste (l’obscurité, le mystère angoissant), la correspondance avec les images est parfois difficile à cerner.
Bien sûr, le festival propose également des concerts en bonne et due forme : un par jour ! L’église de Butot-Vénesville accueille ainsi vendredi un concert autour du quatuor avec piano. On y retrouve Laurent Wagschal au piano et Marie Leclercq au violoncelle, ainsi que deux de ses collègues de l’Orchestre de Paris, Vera Lopatina au violon et David Gaillard à l’alto. Après un Quatuor avec piano n° 2 de Dvořák bien en place qui aurait mérité parfois plus d’élan et d'insouciance dans les mouvements rapides, le Quatuor avec piano n° 1 de Brahms fait oublier ces réserves. Soutenues par un piano discret mais bien présent, les cordes construisent un son d’une homogénéité et d’un équilibre admirable, emmenées par la musicalité sensible de Vera Lopatina.
Le sextuor conclusif du festival Écho des falaises
© Diego Dujardin
Le lendemain, c’est la clarinette d’Olivier Derbesse qui invite le public à le suivre depuis le parc du château vers l’église, avec une improvisation en forme d’appel à partir des oiseaux des « Murmures de la forêt » de Wagner. La gestion du second concert est une leçon de marketing. Plutôt que de vendre le programme à partir des compositeurs qu’il convoque – Lutoslawski et Schulhoff n’attirent pas les foules –, c’est sa construction ludique qui est mise en avant : chaque œuvre de ce « Concert Crescendo » augmente l’effectif d’un musicien supplémentaire, du solo au sextuor (la violoniste Elsa Benabdallah complète l'effectif des cinq musiciens cités précédemment).
Les boucles rythmiques asymétriques de la Pièce pour clarinette seule n° 3 de Stravinsly, la vitalité des cinq Bucoliques pour alto et violoncelle de Lutoslawski, riches entre doubles cordes, l’esprit et la subtilité du Trio avec piano de Ravel, le panorama dansant des Cinq pièces pour quatuor à cordes de Schulhoff, la densité romantique du Quintette avec clarinette de Brahms et les accents klezmer de l’Ouverture sur des thèmes juifs de Prokofiev… Le succès est au rendez-vous avec, comme la veille, une église pleine et un public ravi d’avoir pu découvrir cette diversité insoupçonnée.
David Gaillard et Olivier Derbesse
© Diego Dujardin
Mais les journées de festival ne s’arrêtent pas après le concert du soir : le parc du château reste ouvert pour échanger, se délier les jambes, grignoter, ou tout à la fois. Quelques surprises peuvent même s’inviter, comme lorsque David Gaillard délaisse l’alto pour le synthé et accompagne les improvisations d’Olivier Derbesse au cours d’un programme éclectique, où « The Girl from Ipanema » est suivie par un arrangement jazzy de l’air « E lucevan le stelle » ! Une chose est sûre, l’écho des Caux restera encore quelques jours dans les oreilles des participants.
Le voyage de Pierre a été pris en charge par le festival Écho des falaises.