L’écran s’allume. Philippe Manoury me reçoit virtuellement chez lui, à Strasbourg, installé dans son bureau. Notre discussion pourrait n’avoir ni début ni fin, à l’image des œuvres ouvertes de Pierre Boulez. À l’arrière-plan, j’aperçois justement quelques photos des deux hommes. Puisqu’il s’agit de dresser le portrait de Boulez, je lui demande ce qu’il pense des festivités organisées à l’occasion du centenaire de sa naissance : « C’est une bonne occasion pour dire qui il était. Malheureusement, on a toujours tendance à démolir le personnage. Mais on voit qu’en son absence, dans le domaine des programmes d'orchestre, personne ne joue les compositeurs de la Seconde école de Vienne. Nous n’avons plus cette personnalité qui avait décidé de mettre en avant un répertoire différent. Et après ce centenaire, qui va jouer Boulez ? »
À vrai dire, la question se posait déjà avant cet événement. Si le Boulez-bâtisseur institutionnel est indéniablement passé à la postérité, comment le milieu musical a-t-il réagi après sa mort ? Sans chercher à creuser la controverse, Manoury constate « qu’il y avait des gens pour qui c’était la grande libération. Certains ont eu l’impression de pouvoir faire ce qu’ils voulaient alors qu’avant, ils considéraient que Boulez avait tout le pouvoir et qu’il les empêchait de s’épanouir. »
Je sens rapidement que Philippe Manoury a construit sa partition. Il a maintes fois été sollicité pour parler de cet homme-orchestre et de leur relation. S’il ne fait pas partie de la génération directement influencée par Boulez (Gilbert Amy, Jean-Claude Éloy, Michel Tabachnik), Manoury a bénéficié de l’attention particulière que Boulez a toujours portée aux jeunes, qu’ils soient musiciens, chefs d’orchestres ou compositeurs.
Premier souvenir. Jeune étudiant au milieu des années 1970, Philippe Manoury assiste à une intervention du compositeur-chef d’orchestre au Conservatoire de Paris : « Il était venu avec l'Ensemble intercontemporain, qui venait tout juste d’être créé. Ils jouaient des partitions d’étudiants en composition dans les classes d’Olivier Messiaen, de Michel Philippot et d’Ivo Malec. Je n'y avais pas participé moi-même. C'était une sorte de répétition commentée pendant laquelle il proposait des aménagements, des conseils sur l'orchestration. Il était dans une optique très constructive, de manière à donner à ces partitions le maximum de qualités. Beaucoup d’étudiants étaient impressionnés et d'autres étaient tout à fait réticents, parce que c'était Pierre Boulez, et qu’ils n'avaient pas à recevoir de leçon de lui. Mais il réagissait avec beaucoup de fair-play, beaucoup de calme. Je dois dire qu'il était très bienveillant. »
Manoury avait rencontré la musique avant l’homme. Dans les années 1960, il l’entend pour la première fois à la radio et elle éveille sa curiosité : « C'était une musique que je trouvais intrigante, très poétique, très secrète, mais avec une espèce de violence, une force qui sourd derrière. On sentait que cela pouvait exploser à tout moment. Il y avait un potentiel dramatique. Quand on pense à Boulez, on ne pense pas au dramatisme, on pense à un musicien un peu structuraliste. Mais je trouve que bien au contraire, sa musique est éminemment dramatique. »
Après ce premier contact, Manoury se plonge dans l’analyse des partitions telles que la Deuxième Sonate pour piano et surtout Pli selon pli qu’il a « vraiment dévoré ». Il s’attaque ensuite aux écrits, Relevés d’apprenti et Penser la musique aujourd’hui. Je lui demande ce qu’il a tiré de ses nombreuses conversations avec Boulez : « Ce qui m’intéressait chez lui, indépendamment de sa musique et même de sa personnalité, c’était qu’il fallait que les choses soient pensées. Tout était sous-tendu par la volonté intellectuelle de ne pas faire du bricolage. » Manoury réfléchit avant d’énoncer un principe que Boulez a toujours respecté : « Ce n’est pas parce qu’on a une idée qu’elle va tout de suite être la bonne. Il faut la travailler, il faut la réécrire. »
Un sourire en coin s’esquisse sur le visage de Manoury. L’anecdote qui suit révèle parfaitement l’attachement de Boulez au processus intellectuel du cheminement. « J’avais assisté à la conférence inaugurale de l’Ircam. C’était au Théâtre de la Ville en 1974. Il y avait une espèce de grande conférence de presse. Quelqu’un a demandé à Boulez : "Qu’est-ce que vous allez trouver en faisant cette recherche ?" et il a répondu : "Si je savais ce que j’allais trouver, je ne le ferais pas". Il n’était pas en train de dire : "on va trouver quelque chose de précis". Non : "on va travailler, on va chercher". »
Manoury n’oublie pas de rappeler qu’avant la création du fameux Institut de recherche et coordination acoustique/musique à côté du Centre Pompidou, Pierre Boulez dirigeait aux États-Unis après avoir quitté la France en 1966 à la suite de son opposition au Ministre des Affaires culturelles, André Malraux. Occupé par le Cleveland Orchestra puis par le New York Philharmonic, il ne fait que peu d’apparitions dans son pays natal à tel point que Xenakis et Stockhausen sont plus présents que lui dans le paysage musical français. « Quand Boulez est revenu en France, il n’était plus influent. Il y avait cette classe de Messiaen d’où est né le mouvement spectral avec Tristan Murail, Gérard Grisey, Michaël Levinas et Hugues Dufourt plus tard. D’un seul coup, l’école spectrale s’est réclamée de Ligeti, de Messiaen, et d’une écoute harmonique alors que Boulez avait mis sur le devant une pensée plus contrapuntique. Une pensée de la complexité. »
Il faut donc attendre 1981 pour que Philippe Manoury, après une période d’enseignement au Brésil, fasse véritablement la connaissance de Pierre Boulez dans le cadre du « Stage » de l’Ircam, ancêtre de l’actuel « Cursus », le programme de formation à l'informatique musicale pour les compositeurs. Une préoccupation commune les rapproche : « Au bout d’un an, j’ai composé une pièce qui s’appelait Zeitlauf pour chœur, ensemble (l’EIC) et musique de synthèse. Il est venu aux répétitions et il m’a invité à déjeuner pour parler. Ensuite, j’étais très présent dans les toutes premières expériences qui se faisaient autour de ce qu’on appelle le temps réel ».
Manoury prend alors ses quartiers à l’Ircam. Avec Peppino di Giugno, Miller Puckette, Lawrence Beauregard, il expérimente sur les interactions de l’électronique en temps réel avec les instruments pour « créer des zones de perméabilité entre l’électronique et l’instrument. Boulez a tout de suite été intéressé par ce qu’on faisait. » Si la transformation du son en temps réel affleure dans Répons, Boulez n’approfondira pas son travail dans le sens des recherches de l’Ircam, laissant la jeune génération construire de nouvelles voies. Manoury, lui, ne suivra jamais la manière compositionnelle de Boulez.
Depuis les années 1970, l’homme-orchestre se démultiplie : il dirige simultanément deux phalanges internationales, le BBC Symphony Orchestra et le New York Philharmonic ainsi que l’Ensemble intercontemporain, il est invité à Bayreuth pour la Tétralogie de Wagner, il porte au disque Stravinsky et Berg, et il crée et administre l’Ircam. Une question se pose alors : comment Boulez organisait-il son emploi du temps avec autant d’activités ? « Quand on se voyait, c’était à six heures du matin, explique Manoury. À partir de neuf heures, il était directeur de l’Ircam, il avait un emploi du temps de ministre. Il fallait s’occuper du personnel, des tutelles, des finances… c’était de la gestion administrative. »
Et la composition, quand trouvait-il le temps d’écrire ? Avant neuf heures du matin ? « Je ne sais pas. Sa sœur avait fait faire des travaux dans la maison de leurs parents à Amilly, à côté d’Orléans. Pendant un week-end, il quittait Paris, et il allait se réfugier là-bas et travailler. »
C’est aussi la part chef d’orchestre de Pierre Boulez qui a marqué durablement Philippe Manoury. Pour sa pièce Sound and fury, que le Chicago Symphony Orchestra et le Cleveland Orchestra lui ont commandée à l’occasion du 75e anniversaire de Boulez, il voit de près le maître officier sur le podium : « il a dirigé une première lecture sans s’arrêter. Il était vraiment impressionnant. » Le même procédé a frappé Manoury lors de l’enregistrement de sa Partition du ciel et de l’enfer. « On avait des choses techniques à faire et il me dit "Pendant que tu travailles avec l’ordinateur, je vais faire une lecture de la pièce avec l’orchestre parce que je n’ai pas ouvert la partition." » En se remémorant l’anecdote, Manoury s’étonne encore de ce que Boulez n’ait absolument pas annoté la partition. Son admiration transparait : « Il a tout dirigé du début, sans arrêt. »
Manoury se rappelle que Boulez pouvait parfois tenir des postures très surprenantes, qui échappent au caractère péremptoire dénoncé par ses détracteurs : « À l’Ircam, il y avait un chercheur hollandais qui s’appelait Michel Waisvisz et qui faisait de la musique électronique avec des gants qui réagissaient aux mouvements physiques. C’était d’un niveau sonore extrême. Il avait fait une démonstration au Centre Pompidou et presque tous les spectateurs autour de Boulez étaient sortis à cause du niveau sonore. Et lui, il est resté, il n’a pas bougé. Il aimait bien surprendre son monde comme cela. La contradiction l’intéressait beaucoup. »
Encore une fois, l’idée de la progression vers l’inconnu, de l’émerveillement inattendu affleure. Manoury me parle de « quelque chose qu’il aimait beaucoup et dont il parlait souvent : c’était le Musée Guggenheim de New York, celui en forme d’escargot. Ce qui l’intéressait, c’est qu’on découvrait les œuvres non pas en rentrant dans des salles les unes après les autres, mais autour d’une spirale. On ne pouvait pas savoir ce qu’il y avait après. Cet aspect fantasmagorique de révélation des œuvres alors qu’elles sont un peu cachées, cela l’intriguait beaucoup. »
Un lien flagrant se tisse avec le concept de « l’œuvre ouverte » – notamment utilisé par Boulez dans sa Troisième Sonate. Une spirale sans fin qui se dévoile petit à petit et qui, au gré des idées du créateur et des interprètes pourrait toujours incorporer de nouveaux éléments. L’entretien s’achève mais la multiplicité des facettes de Boulez pourrait encore faire l’objet d’une longue discussion.