Le public qui fait un triomphe à Adam Laloum ne lui tient pas rigueur des quelques petites embardées qui n'ont en rien amoindri l'impact émotionnel du jeu du pianiste dans la Sonate en ut mineur D 958 de Schubert. Sans aller jusqu'à dire que les fautes améliorent une interprétation, il y a des œuvres qui doivent faire peur à qui les joue et à qui les écoute. Claudio Arrau pensait cela, qui reprochait même à certains confrères, par leurs facilités, de gommer l'appréhension qu'il y a de devoir vaincre les difficultés. Anne Queffélec, avec qui l'on parlait à l'issue du récital, le pense aussi, si admirative du talent de son jeune confrère qu'elle était venue l'écouter en ce dimanche matin avec son fils Gaspard Dahene, lui même pianiste.
N'allez pas croire pour autant que Laloum s'est beaucoup trompé, fort peu, en fait, mais juste ce qu'il faut pour que les cuistres en fassent éventuellement tout un plat : sa technique pianistique est aussi admirable que sa sonorité est ductile et son jeu orchestral, que les nuances dynamiques qu'il tire du piano semblent illimitées quand bien même elles sont tenues par les limites de l'instrument qu'il ne brutalise jamais – le Steinway qu'il jouait commence d'ailleurs à fatiguer, notamment le haut de son clavier.
De cette sonate un peu atypique de Schubert d'allure décidée dès les premiers accords, quasi beethovénienne bien qu'elle ne le soit en rien formellement, Laloum fait une œuvre dominée par le chant et la densité orchestrale : sa main gauche y est d'une présence harmonique et contrapuntique qui lui permet de chanter d'une voix de ténor – celle de Schubert –, à la lumière adoucie par une main qui va chercher le son au fond des touches sans un once d'insistance.
Le drame est là, mais plus encore l'incertitude vacillante des sentiments contradictoires accumulés par le compositeur, qui alterne replis rêveurs, chant et emportements dramatiques, jusque dans cette cavalcade finale sur laquelle plane l'ombre du légendaire Sviatoslav Richter, comme celle de Furtwängler plane sur la Neuvième de Beethoven. Il en faisait une chevauchée de mort dominée par une rythmique implacable. Pas Laloum : sans gommer ce qu'elle peut avoir de tragique, sans perdre de vue la lame de fond rythmique, il réussit à colorer, à éclairer, à relancer subtilement le discours, à la façon de Radu Lupu, sans traîner en route, mais d'une façon moins univoque, moins terrifiante, mais pas moins noire que le Russe. D'où les applaudissements du public qui se libère de tant de tension.
Laloum avait eu l'idée lumineuse de faire précéder cette sonate de la Fantaisie en ut mineur KV 475 de Mozart : l'enchaînement tonal des deux avait quelque chose de si naturellement logique que l'on se dit, une fois encore, que l'habitude de la jouer avant la Sonate KV 457 ne repose que sur le fait qu'Artaria, l'éditeur viennois, les a publiées ensembles. Elle préfère Schubert ! Et le pianiste la joue sans le drame excessif qu'on y entend parfois, avec une lumière dans la sonorité, une transparence de texture et une nostalgie qui annonce la Polonaise-Fantaisie de Chopin qui ouvrait la seconde partie de ce récital sans entracte, juste ponctuée par les lumières changeantes de la salle.