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L'inquiétante étrangeté de L'Affaire Makropoulos à Genève

Por , 28 octubre 2020

Si L’Affaire Makropoulos est unanimement reconnue comme l’un des chefs-d’œuvre de Janáček, les productions françaises de l’œuvre restent rares : au XXe siècle, elles se comptent à peine sur les doigts d’une main, et il faudra attendre le XXIe siècle pour qu’elle fasse son entrée à l’Opéra de Paris (avec la production de Krzysztof Warlikowski), dans une salle au demeurant le plus souvent bien clairsemée… L’œuvre, pourtant, est d’une force dramatique rare et offre un des personnages de femmes les plus impressionnants de tout le répertoire lyrique. Rarement, par ailleurs, Janáček sera allé aussi loin dans ses tentatives de donner corps au langage par la musique, cellules mélodiques et rythmes semblant naître de la parole, elle-même déterminée par les situations dramatiques. C’est peut-être ce qui confère à la partition une relative austérité – en dépit de son extrême efficacité –, les voix trouvant assez peu l’occasion de s’épancher librement, si ce n’est dans le superbe monologue final de l’héroïne.

Une héroïne qui aura tenté les plus grandes, d’Elisabeth Söderström à Anja Silja, Hildegard Behrens, Catherine Malfitano ou Raina Kabaivanska (dans ce qui fut l’un de ses derniers rôles). Le choix de Rachel Harnisch (très justement acclamée au rideau final) pour incarner l’héroïne éponyme s’est avéré excellent, même s’il surprend dans un premier temps : dans ce rôle d’une cantatrice adulée dont un élixir de longue vie a prolongé l’existence durant plus de trois siècles, on attendrait a priori un soprano à la voix plus large (nombreuses sont les wagnériennes à s’être emparées du personnage) et peut-être plus âgé. C’est oublier cependant que les proches d’Emilia Marty (alias Elina Makropoulos) ne lui donnent pas plus de 30 ou 40 ans. Confier le rôle à une interprète dont la silhouette et la voix sont encore jeunes permet ainsi de créer l’étrangeté, le fantastique inhérents à l’œuvre : la voix saine de la chanteuse ne l’empêche nullement d’évoquer la lassitude, les fêlures, la fatigue dont est empreint le personnage.

Cette vulnérabilité est également superbement rendue par la physionomie et le jeu de l’actrice : à plus d’une reprise, Emilia Marty, à laquelle Rachel Harnisch prête sa silhouette frêlissime et comme évanescente, titube ou s’effondre sur le sol, semblant prête à (enfin) rendre l’âme au terme d’une vie interminable et qui n’a plus aucun plaisir, aucune passion, aucune surprise à apporter à celle qui triomphe sur toutes les scènes de la planète depuis… 337 ans ! Les comprimés qu’Emilia avale à la dérobée, ses malaises incessants, la perfusion qu’elle s’administre, les stigmates du temps qui marquent ses jambes sont autant de signes de l’imminence de sa mort et créent un véritable malaise dans le contraste qu’ils offrent avec la jeunesse apparente du personnage.

Au fil des trois actes, Emilia Marty littéralement se désincarne pour finir, ectoplasme pitoyable et effrayant, par s’enfoncer lentement dans le sol tandis qu’apparaissent derrière elle les initiales mystérieuses E. M., telle une épitaphe enfin accordée à celle qui, depuis plus de trois siècles, n’en finit pas de mourir. Une disparition que suggère également l’élévation subite de certains éléments du décor dans les airs (tables, chaises, objets divers), dans une vision d’une grande force poético-fantastique. Ainsi la mise en scène du cinéaste hongrois Kornél Mundruczó, très belle plastiquement, très forte dramatiquement, réussit-elle à préserver la dimension fantastique et inquiétante absolument indissociable de l’œuvre – et qui faisait cruellement défaut à la production de Warlikowski, impressionnante et superbe à l’œil, mais qui n’entrouvrait jamais la porte du surnaturel et de l’étrange…

La réussite est d’autant plus complète que le reste de l’équipe artistique est au diapason : tous les rôles secondaires ont été excellemment distribués. S’en distinguent particulièrement le Gregor valeureux et rayonnant d’Aleš Briscein, la Krista impliquée de la mezzo Anna Schaumlöffel, le Vítek d’une belle autorité vocale de Sam Furness, ou encore le Dr Kolenatý d’un Károly Szemerédy au timbre chaleureux.

Soucieux de respecter au mieux les mesures sanitaires, le Grand Théâtre de Genève a mis en place une organisation exemplaire : billets électroniques afin d’éviter les regroupements dans le hall, spectacle donné sans entracte (l’œuvre dure un peu moins de deux heures), distance entre les groupes de spectateurs… Les musiciens de l’orchestre, par ailleurs, ne sont pas présents dans la fosse : une bande-son a été enregistrée et est diffusée dans le théâtre pendant la représentation. Malgré tous les soins apportés à l’opération, le rendu sonore est loin d’être aussi chatoyant, profond, ciselé que lors d’une exécution « sur le vif ». Mais l’équilibre avec le plateau est respecté, et l’on peut tout de même apprécier la direction précise, nerveuse, dramatique à souhait de l’excellent Tomáš Netopil, lequel est présent dans la fosse et semble diriger un orchestre fantôme, contribuant ainsi à renforcer la dimension fantastique de l’ouvrage !


Le voyage de Stéphane a été pris en charge par le Grand Théâtre de Genève.

*****
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“la mise en scène réussit à préserver la dimension fantastique et inquiétante de l’œuvre”
Crítica hecha desde Grand Théâtre de Genève, Geneva el 26 octubre 2020
Janáček, The Makropulos Case (Věc Makropulos)
Grand Théâtre de Genève
Tomáš Netopil, Dirección
Kornél Mundruczó, Dirección de escena
Monika Pormale, Diseño de escena, Diseño de vestuario
Rachel Harnisch, Emilia Marty / Elina Makropoulos
Aleš Briscein, Albert Gregor
Károly Szemerédy, Dr Kolenatý
Sam Furness, Vítek
Anna Schaumlöffel, Kristina
Michael Kraus, Baron Jaroslav Prus
Julien Henric, Janek
Guy de Mey, Count Hauk-Šendorf
Rodrigo Garcia, A Stage Technician
Iulia Elena Surdu, A Cleaning Woman, Chambermaid
Mitos y patrones con Faun/Noetic del Ballet du Grand Théâtre de Genève
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