Le prologue, au creux d’un rideau de velours, donne le ton : le Barbe-Bleue de John Relyea y est magicien, et Elle, majestueuse Barbara Hannigan, son assistante en robe à sequins. Les tours se succèdent : le bel envol de la princesse pourrait ravir, il effraie, tant il s’apparente à un étouffement. La coutumière apparition du lapin vaut, elle aussi, son pesant d’or psychanalytique. A l’interjection américaine de la belle blonde – « Oh my god ! » – répond le hongrois de l’avant-propos du Château de Barbe-Bleue, qui résonne comme une incantation caverneuse, un langage hermétique. On se croirait chez Lynch, dans une de ces distorsions du réel dont le cinéaste a le secret, où ne restera pour témoin de la vérité que la cassette vidéo – fruit, ici, de l’imaginaire de Denis Guéguin. On est pourtant bien chez Krzysztof Warlikowski, dans cette mise en scène qui promettait déjà de faire date il y a trois ans, lors de sa création en ces lieux.
Barbe-Bleue, maître de cérémonie, désigne alors dans le public Judith, celle qui se destine à le suivre – une Ekaterina Gubanova toute en rousseur et robe vert vif. Le prestidigitateur n’aura alors de cesse de perdre la main, tandis que persistera l’impossibilité du dialogue amoureux. Les portes du château s’ouvrent comme autant d’écrans et de tiroirs transparents – somptueuse scénographie de Małgorzata Szczęśniak – mais ne révèlent jamais que les atours d’un royaume souillé. Dans la lignée du livret de Béla Balász, le château et ses chambres ne sont ici qu’une matérialisation de la psyché avilie de Barbe-Bleue, et les incursions de Judith autant de tentatives d’y pénétrer, de gré ou de force. Mieux encore : les larmes du lac blanc, le sang qui entache les bijoux et les fleurs sont moins le fruit de la souffrance des épouses que la douleur d’un homme perdant tout contrôle de lui-même. La parade amoureuse de la Judith toute en provocation d’Ekaterina Gubanova, aux graves gourmands, aux aigus faméliques, se heurte au métal rigide mais à la voix souple de John Relyea, tandis que l’union et l’étreinte contrariées se transforment en affrontement.