Voici le Geister Duo arrivé au terme de son exploration de l'œuvre pour piano à quatre mains de Schubert dont ils ont extrait quinze pièces présentées lors de trois récitals donnés dans l'Auditorium du Centre Marcel-Pagnol (pour les deux premiers) et sur la grande scène du Parc de Florans (pour le troisième). Tout avait plutôt mal commencé à 11 heures du matin sur un piano de concert Bechstein qui s'est désaccordé en cinq minutes. Ce n'est pas tant que la littérature à quatre mains exige un fabuleux piano, elle qui souvent se satisfait et parfois préfère un simple piano droit. Mais quand un piano de concert aussi problématique que le grand Bechstein – si régulièrement décevant en concert tant il est sec dans le haut, creux dans le médium et faible dans les graves – se désaccorde en quelques minutes, rien ne va plus. Notre duo, désarçonné par une telle casserole, en a l'inspiration coupée dans la Fantaisie en sol majeur D. 1 comme dans les Variations sur une thème de « Marie » de Hérold D. 908.
Le Geister Duo à La Roque d'Anthéron
© Pierre Morales
À 17 heures, le même piano, réaccordé et « arrangé » par les techniciens les trahira moins, sans toutefois convaincre qu'il va à des œuvres parfois sans aucun doute faites pour être jouées au coude-à-coude davantage que pour être écoutées dans une salle de concert – à l'exception bien sûr du Divertissement à la hongroise D. 818 qui est l'un des chefs-d'œuvre du compositeur. David Salmon et Manuel Vieillard le jouent à la perfection : quatre mains et vingt doigts qui respirent à l'unisson et font ce qu'ils peuvent pour faire chanter un piano dont la table d'harmonie semble bridée, coincée, saturée en permanence.
Mais les voici à 21 heures, sur la grande scène, devant un Steinway & Sons qui permet lui de nuancer, de fondre les phrasés dans un équilibre miraculeux, d'oser des pianissimos qui focalisent l'attention de l'auditeur. Et l'on mesure alors pleinement la qualité d'un duo qui vient de publier chez Mirare l'intégrale de cette musique qu'il présente à La Roque. Ce soir, il joue la Sonate en ut majeur D. 812 qui étonne moins par sa longueur que par le souvenir de Mozart et l'ombre tutélaire de Beethoven qui la traversent, et le Grand Rondo en la majeur D. 951 en première partie, avec un allant et une énergie adoucies par des élans de mélancolie qui saisissent au détour d'une modulation.
Le Geister Duo à La Roque d'Anthéron
© Pierre Morales
Le piano les inspire autant que les deux musiciens le dominent par la grâce d'un jeu parfaitement accordé : miracle des vrais duos qui font naître un troisième musicien qui est bien plus que l'addition de leurs personnalités. Dans le « Lebensstürme » D. 947 et la célèbre Fantaisie en fa mineur D. 940, les Geister atteignent cette évidence qui nous emmène loin dans le rêve schubertien, faisant oublier à chacun le monde qui l'entoure, avec la simplicité et l'évidence des parfaits musiciens.
Voici pour la journée du samedi. Celle de dimanche réservait une surprise. Pour tout dire, on craignait un peu l'Orchestre National Avignon-Provence dans le Concerto « Empereur » de Beethoven et plus encore sans aucun doute dans la Symphonie « Eroica ». On avait tort, et la leçon sera cuisante. Alexander Malofeev est au piano. On n'a pas oublié le minot de 13 ans qui faisait ses débuts ici, couvé par une mère inquiète. Le frêle jeune garçon est aujourd'hui un grand gaillard blond comme les blés, baraqué comme une armoire à glace. Il a des mains gigantesques, une virtuosité sidérante, mais plus encore un pianisme somptueux, qui dans les bis joués au superlatif du pianissimo fera chavirer les presque 2000 personnes réunies pour l'écouter.
Alexander Malofeev, Debora Waldman et l'Orchestre National Avignon-Provence
© Pierre Morales
Son « Empereur » ? Libre de toute entrave intellectuelle, psychologique et formelle. Neuf, mouvant, toujours à l'écoute d'une formation orchestrale qui évolue dans une complicité totale avec Debora Waldman sa directrice musicale. On est aux aguets et au taquet, aspiré par le caractère d'une musique qui apparaît si révolutionnaire, si imprévisible jouée sans la componction bedonnante qui en pasteurise les saveurs et en stérilise la nouveauté. Dans la Symphonie « Eroica », la justesse des tempos, de l'accentuation, des articulations et des phrasés jusque dans une « Marche funèbre » qui avance pour ne pas larmoyer ou se donner des airs wagnériens hors de propos. Ce n'est pas luxueux. Ça non ! Mais c'est d'une musicalité, d'une franchise et d'une probité intellectuelle et instrumentale qui sont l'essence même de la musique. Et cela ne s'obtient pas sans travail.
Le séjour d'Alain a été pris en charge par le Festival international de piano de La Roque d'Anthéron.
****1
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