Nul besoin de fréquenter des grandes salles pour vivre des moments musicaux d’une qualité rare. Dans un cadre bucolique qui inspira jadis Monet et Renoir, les Musicales de Croissy portées par Christian Onckelet en sont un brillant exemple. Plusieurs fois par an, des musiciens de tout premier plan sont invités à s’y produire. C’était cette fois le cas du harpiste russe Sasha Boldachev, sorcier et démiurge de son instrument. Personnalité marquante de la sphère musicale, il est l’une des figures majeures – et certainement l’une des plus originales – de la harpe actuelle. Arrangeur hors pair, il élargit sans relâche le répertoire de la harpe et contribue à pousser les possibilités techniques et expressives de son instrument dans des contrées souvent vierges. De Bach à Stravinsky, ses arrangements touchent également des horizons aussi divers que le rock ou la musique pop : Beatles, Queen, Nirvana… Retour sur un concert qui nous mènera en des territoires vertigineux par des sentiers indomptés et parfois illicites.
Arborant une chemise bigarrée au-dessus d’un pantalon large et souple, il prend le micro, sûr de lui, et nous explique ce qui le guide dans son activité de musicien : sa volonté d’abolir toute frontière musicale. « J’aime considérer la musique comme différentes branches et de multiples feuilles d’un même arbre, nous dit-il, nourries par la même sève. » C’est un programme tripartite qu’il construit ici selon cette démarche : un premier volet Bach/Scorpions/Brahms, un deuxième Chopin/Debussy/Mercury et un dernier Pärt/Prokofiev/Piazzolla, volets entrecoupés par deux de ses propres compositions. Si certaines œuvres au programme sonnent presque évidentes dans leur passage du piano à la harpe, telles le Clair de Lune de Debussy ou l’Etude op. 25 n° 1 de Chopin parfois appelée « harpe éolienne », d’autres le sont a priori beaucoup moins. Peut-on à la harpe rendre la profondeur de l’Intermezzo n° 2 op. 118 de Brahms, l’alacrité d’une Fantaisie-Impromptu de Chopin, l’extravagance de la Bohemian Rhapsody de Freddie Mercury ou la puissance souveraine du « Montaigu et Capulet », extrait du Roméo et Juliette de Prokofiev ? Rien de moins évident a priori. Et pourtant, au terme de ce concert, on aura réalisé que cet instrument peut exprimer bien plus qu’on ne le pensait.
Il va sans dire que la technique de Sasha Boldachev est irréprochable à tous égards. Virtuosité, égalité des traits, qualité et projection du son, amplitude du spectre de nuances… Et quelle palette sonore ! La harpe semble être pour lui un laboratoire d’une grande plasticité, dans lequel il cherche en permanence de nouvelles couleurs par les combinaisons de sons et de dynamiques afin élargir sa palette expressive. Dès Wind of Changes de Scorpions, il n’hésite pas à jouer en harmoniques naturels d’une grande clarté, ou à pincer les cordes tout près de la caisse de résonance afin d’obtenir un son plus rauque. Plus tard, il variera encore les modes d’attaque : ce sera le rendu métallique des cordes frappées avec l’ongle ou même de la percussion sur la caisse de résonance. Tout cela maîtrisé avec un brio, une aisance qui nous feraient oublier la réelle difficulté de l’instrument.