Grand, mince, démarche souple, cheveux bruns bouclés, Konstantin Emelyanov s'avance d'un pas rapide sur la petite scène de la Salle Cortot pour prendre place devant un Steinway & Sons dont l'éclat des roulettes de bronze dit qu'il est flambant neuf. Troisième prix au Concours Tchaïkovski en 2019, compétition remportée cette année-là par Alexandre Kantorow, vainqueur d'une liste longue comme le bras d'autres concours, Emelyanov vit à Imola (Italie) où il travaille toujours, à la très réputée Académie internationale de piano « Incontri col Maestro ». Le voici à Paris, invité des Nuits du piano. Son récital est filmé pour une mise en ligne ultérieure et l'organisateur qui présente son invité demande au public « de ne pas trop bouger car les sièges de la salle sont vétustes ». De fait, ils ne grinceront pas, au long d'un programme intelligemment pensé.
Mais commençons par le commencement et donc par l'Ouverture à la française en si mineur BWV 831 de Bach dont, à plus d'un moment, on peut penser qu'elle fait entrer un orchestre dans le clavecin. Dès les premiers instants, tout va et rien ne va : les doigts sont parfaits, alertes et l'articulation est nette, mais ce jeu ne respire pas en raison d'une saturation sonore permanente. Emelyanov projette le son comme s'il était à Carnegie Hall, devant 2000 personnes. Et il abuse de l'ornementation, n'oubliant aucun trille, aucune batterie, en en rajoutant même et ce continuum sonore brouille les lignes. L'oreille infaillible du pianiste tente d'éclaircir ce qui ne peut que difficilement l'être quand on choisit cette voie. Les ornements sont consubstantiels au clavecin et ennemis du piano moderne. S'ils permettent de faire chanter le clavecin en tenant le son, ils se retournent contre le pianiste dont l'instrument est bien plus inerte : ce soir, on perd le dessin mélodique... et l'esprit de la danse, ce qui est un comble dans une partita qui ouvre un récital placé sous son signe. Et l'on cherche son souffle.
Petrouchka qui suit est certes une adaptation pour piano du ballet de Stravinsky, mais ses trois mouvements sont une abstraction de l'orchestre plus que l'œuvre n'en est une imitation. Emelyanov impose, là encore, un jeu beaucoup trop sonore. Il ne tape pas, ça non, mais il remplit et sature l'acoustique de Cortot. Et son jeu en noir et blanc, moderniste disait-on dans les années 1970, quand Maurizio Pollini et Alexis Weissenberg ont imposé cette esthétique dans cette musique, manque de l'esprit attendu : où sont l'humour, la balourdise des ours, l'esprit de fête ? Et où sont les graves du piano ?! Ce style dégraissé donne l'impression que « tout » se passe du côté de la main droite. Mais quelle précision ! On pourrait relever sur le papier l’œuvre en l'écoutant.