Transposant l’action à Naples en faisant référence au fait que ce Dramma Giocoso de Rossini devait initialement y être crée, Guillaume Gallienne qui signe ici sa première mise en scène à l’Opéra de Paris a fait le choix d’accentuer la part dramatique de l’œuvre. Au Palais délabré où vivent les trois sœurs et leur père se substitue la cour du roi, vaste étendue de cendres surmontée d’un escalier de rouille, comme un mirador, renforçant ainsi le sentiment d’oppression qui se dégage de l’ensemble de l’œuvre, délestée de tout ressort comique.
La banalisation du mal semble de fait être le prisme sous lequel le metteur en scène a choisi de traiter l’œuvre : la misogynie du propos dont les intéressées elles-mêmes ne semblent s’offusquer, la décrépitude d’un environnement dont on peine à imaginer le faste passé, la maltraitance domestique et l’inceste du père doublement suggéré par son geste ambigu sur les ventres de ses filles qu’il espère bientôt mères et par l’air apeuré et livide d’Angelina sortant furibonde de la chambre de l’homme vénal, inculte et sans états d’âme transpirant d’alcool. Difficile, dans ce cadre, d’envisager ce qui pourrait appeler le rire, si ce n’est quelques caricatures ponctuelles dans les caractères et les attitudes des figurants et choristes qui çà et là humanisent quelque peu l’ensemble.
Au statut de victimes se superpose celui de coupables de mépris : les deux premières sœurs, que l’on devine en effet en partie détruites par les agissements du père, déversent leur haine et retournent leur colère contre celle qu’elles surnomment La Cenerentola, interprétée par la mezzo italienne Teresa Iervolino dont les graves, proches du contralto, ajoutent une dimension particulièrement poignante à sa voix voluptueuse, lumineuse et aux vibratos maîtrisés. Souffrant néanmoins d’une gestuelle convenue, son personnage peine à gagner en réalisme et à quitter cet état presque inconscient dont on imagine que l'origine en serait la succession de violence subie. Ce qui fait défaut à Iervolino dans l'interprétation est peut-être le résultat d'une directive précise dans le choix de mise en scène : s’éloigner pour se construire ailleurs n’efface en rien l’horreur subie, et cette douleur demeure toujours perceptible.
Le père, incarné par Maurizio Muraro, livre ici une très juste performance théâtrale, et si la puissance et la générosité de sa voix nous font apprécier d’autant plus la profondeur de son timbre dans les airs en duo ou en trio, il s’avère faire preuve de moins de présence dans son air solo en début d’acte II, émaillé de quelques manques de souffle et souffrant d’un léger décalage avec l’orchestre. Clorinda, évoluant sous les traits de la soprano belgo-suisse Chiara Skerath, dispose d’une voix claire aux aigus nuancés et lumineux doublée d’une vraie propension à la théâtralité, en miroir de qui la mezzo française Isabelle Druet (Tisbe), à la voix pourtant très chaleureuse et brillante, semble en revanche moins expressive.