On ne sait ce que Louis Lortie pense quand il découvre le public très, très clairsemé dans la Salle Gaveau. Il devrait faire salle comble depuis le temps qu'il est là, qu'il enregistre des disques, mais des raisons mystérieuses font qu'il est presqu'un inconnu à Paris. On ne sait si les absents ont toujours tort, mais on est certain d'une chose : les présents ont toujours raison d'être là et nos orchestres tort de ne pas l'inviter plus souvent.
Ce soir le pianiste semble un peu tendu, son visage est fermé, ce qu'un éclairage blafard et jaunasse de la scène ne fait qu'aggraver – tandis que toute la deuxième partie du récital sera abîmée par un bruit de soufflerie audible en permanence. Tendu, on le serait à moins : exécuter en une soirée les deux cahiers des Études de Chopin est un exploit physique et psychique qui met à mal la virtuosité du pianiste et sa capacité de s'élever au-dessus des contingences mécaniques pour chanter et magnifier l'instrument qu'il a sous les doigts. Peu s'y risquent. On se souvient de Vlado Perlemuter, il y a des lustres, qui avait tant marqué Claudio Arrau qui l'y avait entendu à Londres, du jeune Maurizio Pollini ici même, ou encore de l'admirable et trop discret Philippe Giusiano.
Lortie relève donc ce défi à un âge, 63 ans, qui est celui où la plupart des pianistes virtuoses commencent à surmonter par un travail réfléchi ce qui jusque-là « sortait » avec facilité. Et puis se lancer avec l'Étude op. 10 n° 1, sa main gauche de choral, sa main droite montant et descendant des arpèges incommodes qui étirent la main, la replient, a de quoi faire un peu peur au plus intrépide, d'autant que vingt-trois études suivent qui présentent toutes un, voire plusieurs défis à relever. Et Lortie va vaincre, non sans quelques tensions passagères qui ne nuisent en rien à la dramaturgie qui se fait jour dans la façon dont il fait se succéder ces poèmes aux climats si contrastés. Son piano l'aide-t-il ? À la fin, il se tournera vers lui pour l'applaudir. C'est un Bösendorfer Vienna Concert ; il est somptueux, sans ce métal ferraillant et cette opacité sonore de l'Impérial des années 1990-2000. Il est plein, sonne d'une voix puissante, avec des basses qui peuvent être soudain telluriques et donnent une assise remarquable à la musique, mais – car il y a un mais – sa couleur est assez univoque et ses aigus ont certes de la densité, ce qui est rare, mais ils ne chantent pas vraiment, comme si le son mourait trop rapidement après l'émission : c'est ce que l'on entend du rang G au parterre. Peut-être qu'entendu de plus loin dans cette salle dont l'acoustique est exemplaire, notre impression serait différente ?